vendredi 27 février 2009

Reconnaissance

À chaque instant c’est ma naissance

À chaque instant je sors tout nu

J’exulte de reconnaissance

De ne pas être reconnu.


© Frère Antoine, « Au Cœur de la grotte ».

La vie est cadeau

Savoir que tout est don sans exception aucune

Aussi bien le gros lot qu’un revers de fortune

Que la vie est cadeau même quand on la perd

C’est être un bon vivant, c’est être un mort super.


© Frère Antoine, « Au Cœur de la grotte ».

Tout est don

Que signifie cette parole de Jésus : « Ce ne sont pas ceux qui disent ‘Seigneur’ qui entrent au royaume des cieux » ? Elle veut dire que l’état de non-béatitude est rempli de «Seigneur! Seigneur!».


Il est bien de trouver une consolation à une affliction, mais il est encore mieux, et bien plus économique, de détruire la cause de l’affliction : cela évite d’avoir à acheter une consolation.


© Frère Antoine, « Au Cœur de la grotte ».

Remercier le ciel

Si l’humilité de celui qui reçoit des injures — c’est-à-dire du fumier — est inférieure aux injures, il souffre et se plaint. Si son humilité a un poids équivalent à celui des injures, il remercie le ciel pour cette occasion de grandir spirituellement : le fumier n’aide-t-il pas les plantes à grandir ? Si son humilité est supérieure aux injures, il les digère en souriant sans même penser à remercier. Qui vit dans l’action de grâce est incapable de quitter le bain pour en prendre juste une gorgée.



© Frère Antoine, « Au Cœur de la grotte ».

Le Dérangeur

C'est normal
Qu’ils se sentent mal

En face d’un anormal

Spirituellement à poil.

Lorsque que j’étais au monastère, je dérangeais. On se souvient du saint Benoît aux pieds de Bouddha que j’avais sculpté et que je découvris quelque temps plus tard derrière un radiateur, plein de toiles d’araignées.


En Inde, alors que je faisais une pieuse retraite très chrétienne dans un monastère bénédictin « quatre étoiles » le prieur, un Belge, m’annnonça un jour sa joie de préparer au baptême un moine hindou. Je m’écriai : « Comment ! Si c’est un moine authentique, il est surbaptisé par son initiation et son renoncement monastique !... »


À partir de ce jour-là, je me suis senti dérangeant, ni plus ni moins, d’ailleurs, que saint Paul quand il reprochait à ses collègues de continuer la circoncision.


Au bout de dix-sept ans, j’ai demandé à un petit frère qui avait séjourné à Pondichéry si les sœurs de Cluny qu’il avait rencontrées s’étaient souvenues de moi. Elles lui avaient répondu : « Oh, alors celui-là, qu’est-ce qu’il nous a dérangées !... »


À l’aéroport de Rome, lors de mon troisième départ pour l’Inde, avec la dame que j’accompagnais, nous fîmes la rencontre de trois religieuses qui nous invitèrent à les accompagner en ville dans leur voiture, car nous ne repartions que le lendemain et nous ne savions pas où passer la nuit. Tout le long du chemin, je ne leur dis que des choses désagréables, en réponse à leur conversation : que si elles n’avaient plus de vocation, Dieu se passerait aussi bien d’elles qu’il s’en passait avant ; que si j’allais en Inde, ce n’était pas, comme elles le supposaient, pour secourir les malheureux et déshérités mais, au contraire, pour apprendre d’eux comment bien prendre l’infortune et le manque; que leur attitude gémissante sur la démission apparente du clergé n’avait rien de spirituel ni de divin. Bref, sur ce, on s’attendait à ce que les religieuses nous déposent devant le premier hôtel venu. Mais pas du tout : ces sœurs aimaient être dérangées. Elles nous emmenèrent dans leur maison, nous donnèrent chambre et couvert, messe et mille petits soins trop longs à raconter.



Et au vrai, pourquoi suis-je venu vivre dans une grotte, loin de la civilisation ? Parce que je dérangeais tout le monde. Hélas ! Hélas ! Tous les jours il vient des gens pour que je les dérange !


© Frère Antoine, « Une Bouffée d’ermite ».

POUR UNE AMOURETTE [adolescence, I]

J'avais environ quinze ans quand je tombai amoureux d'une jeune fille de mon village. Elle s'appelait Gabrielle. Elle était blonde, je la trouvais sublime. Nous nous croisions, nous échangions des regards sans oser nous parler. Au bout d'un certain temps, je décidai de prendre les choses en main. En faisant copain-copain avec son cousin, j'espérais faire connaissance avec la belle. Le stratagème réussit, et les études nous réunirent. Gabrielle n'était pas brillante en français ; je proposai de lui donner des cours. C'était la première fois que j'étais amoureux, et assez malin pour penser que je ne lui étais pas indifférent. Elle venait à la maison en compagnie de deux autres jeunes filles. Un jour que j'essayais de glisser discrètement un mot à ma dulcinée, les deux chipies s'écrièrent d'un ton moqueur : « Vous êtes un peu trop jeunes pour fréquenter ! » Et l'histoire fit le tour du village.


Cela ne nous empêcha pas de nous promener à vélo à travers champs. Nos tête-à-tête étaient on ne peut plus chastes. On parlait peu, on se souriait, on s'aimait. Je ne rêvais pas de faire l'amour avec elle ; jouir de sa présence me suffisait. Nous nous retrouvions chaque dimanche à la messe. Je n'avais d'yeux que pour elle, elle n'avait d'yeux que pour moi. Un jour que nous étions seuls à la maison, mon frère arriva. À sa vue, Gabrielle prit peur et se sauva. Le sang de mon aîné ne fit qu'un tour : une fille dans la vie d'un garçon qui s'apprêtait à devenir prêtre, c'était le diable qui était entré dans la maison !



Les vacances terminées, je repris le chemin du collège. Peu de temps après, le curé de mon village vint trouver mon confesseur. Il le mit au courant des rumeurs circulant sur mon compte. Contre toute attente, mon confesseur le rassura en lui expliquant qu'il n'y avait, à mon âge, rien de mal à vivre une amourette. Les téléphones portables n'existant pas encore, nous échangions des lettres codées pour éviter la censure. J'écrivais Gabriel au masculin, elle signait de la même façon. Elle demanda un jour à me rencontrer. Pour cela, il me fallait sortir du collège. Je répondis de façon anodine, mais en pointant discrètement certaines lettres. C'était là notre code. Il suffisait ensuite de reformer les mots avec les bonnes lettres. Je lui avais répondu : "Casse tes lunettes", ce qui signifiait : "Va chez l'opticien". Elle s'y rendit, malheureusement flanquée de sa grand-mère. Autant dire que la rencontre fut assez frustrante. Nous avons continué de nous écrire. Mais déjà, chez moi, l'idée du monastère avait fait son chemin.


Notre histoire, qui avait presque duré un an, se termina assez peu glorieusement, j'en conviens, d'autant que j'en fus le seul responsable. Je remarquai un jour que Gabrielle avait de vilaines dents. Je ressentis alors une sorte de dégoût physique. Cela me chagrina. Je découvris comme un choc le côté éphémère de la vie et des choses. Et je pris conscience qu'un jour ou l'autre il me faudrait me détourner de l'aspect superficiel et matériel de ce monde. Gabrielle sortit de mon esprit et je n'eus plus qu'un objectif : entrer au monastère. J'ai revu mon amour de jeunesse vingt ans après, lors d'un retour au village. Elle s'était mariée, avait eu sept enfants. Finalement elle s'était très bien débrouillée sans moi. Elle n'avait même pas gardé une dent — toujours des plus vilaines — contre moi.



© Frère Antoine, « Le Paradis, c’est ici ! »

mercredi 25 février 2009

La Vraie noblesse

Il fut un temps où la noblesse avait besoin de se rassurer avec des tours, des créneaux et des mâchicoulis. Aujourd’hui, quand ils ne sont pas complètement en ruine, les remparts de la noblesse abritent des colonies de vacances, ce qui ne signifie pas que la noblesse et ses carapaces aient disparu : la vraie noblesse s’épanouit désormais librement dans les cœurs.


La religion s’est construit des fortins identiques à ceux de la noblesse : des cathédrales et des églises. Mais la religion aspire à faire sa demeure dans le cœur de l’homme et nulle part ailleurs.


La science avait ses édifices, ses estrades, ses sièges — les écoles, les universités —, mais n’importe quel étudiant peut savoir le laïus du professeur avant que celui-ci ait eu le temps de grimper sur sa chaire.


Il est bien naïf de prétendre qu’une noblesse, une science, une religion puissent brandir un plus qui n’ait déjà été colporté souterrainement, avant que le conférencier n’ait ouvert la bouche.


En venant au monde, tout homme est convié à l’éternelle sagesse divine qui est le but de la vie humaine. Un code permet d’atteindre cette sagesse : c’est la religion éternelle, dont il existe des adaptations variées. Toutes les religions dignes de ce nom sont étymologiquement catholiques quant à leur enseignement essentiel. Certaines s’emparent du titre, ou de celui d’orthodoxie, sans que la catholicité ou l’orthodoxie rayonnent pour cela sur leurs adeptes.


Une religion qui prétend détenir la seule et unique vérité s’en verra immédiatement pillée sans que les pilleurs viennent pour autant l’engrosser.

Nulle religion n’est au-dessus des autres.

Ni au-dessous des autres.

Ni l’égale des autres.

La religion qui dépasse toutes les autres est celle qui compte le plus d’adeptes qui la dépassent.



© Frère Antoine, « Au Cœur de la grotte ».

mardi 24 février 2009

Résurrection

Le Christ historique n’est jamais ressuscité, car s’il était ressuscité, c’est-à-dire revenu sur la terre comme son ami Lazare, il aurait eu à remourir comme le même Lazare, comme saint René et Cie qui, à ce qu’il paraît, n’ont plus jamais ri. Autrement dit, Jésus, tout vivant qu’il était, et est encore après sa mort, n’a pas eu besoin de revenir comme un revenant, ainsi qu’il le disait. Ce n’est pas lui qui est passé de l’autre monde au nôtre. Ce sont les apôtres, éveillés et ayant secoué les écailles de leurs yeux, qui ont fait une trouée dans leur monde coriace et ont aperçu de temps en temps le Seigneur à travers ce trou-là : le troisième œil. C’est pourquoi le mystère de la Résurrection n’est pas une réalité historique, ce qui serait coller ensemble deux mots incompatibles.


N’importe qui, qui secoue assez les écailles de ses yeux ou, selon une autre image, qui se chirurgie son troisième œil par la contemplation profonde, fait un trou dans son monde coriace, ce monde-ci, et il peut contempler, ébahi, Cela et Celui que les théométriciens ont appelé le Christ ressuscité, avec leurs lunettes d’écailles. Car, encore une fois, le Christ n’est pas ressuscité... S’il l’avait été, il aurait dû mourir une seconde fois, comme on le suppose des Lazare et autres malchanceux qui ont dû redoubler leur vie. Ils ont eu la corvée de mourir deux fois alors qu’une est déjà assez pénible pour la plupart. Mais Jésus n’aurait pas mérité ça, lui dont la vie avait été pleinement réussie.


Jésus a manifesté aux gens de son lieu, qui avaient de l’état après mort une opinion animale, que ce n’était pas comme ils croyaient. Pour des gens qui ne croyaient qu’à la réalité de la chair, il fallait une pareille prestidigitation pour leur faire toucher du doigt la chose vraie, dans une hallucinante et contradictoire épiphanie, leur montrer une chair spirituelle.


Pour qui croit que la Bible est un livre historique et charnel, le mystère de la Résurrection — et tous les autres — accule le sage à l’incroyance du Christ. L’attachement à la réalité de la chair est la cause de tous les problèmes du christianisme. Saint Paul à l’agora prêchait le Christ Ressuscité. Mais la mort étant une illusion pour ceux à qui il parlait, il ne pouvait y avoir de résurrection. Pour les juifs matérialistes et les chrétiens actuels, héritiers de la croyance à la réalité de la chair, la Résurrection est très importante.


© Frère Antoine, « Une Bouffée d’ermite ».

MOINE OU VOYOU ? [Enfance, II]

J'étais depuis toujours le contraire d'un enfant modèle. Espiègle, turbulent, facétieux, je pouvais aussi mentir et chaparder quand l'envie m'en prenait. En gros, j'étais une petite canaille tourbillonnant au milieu de sœurs sages comme des images. Je passais une grande partie de mon temps à fouiner dans les poubelles, à courser les cochons, à effrayer les poules ou les oies.


J'avais pourtant devant les yeux mon frère aîné, exemple vivant de ce que j'aurais dû être : sérieux, courageux, dur envers lui-même, mais, malheureusement pour moi, dur aussi avec les autres. Nous avions quinze ans d'écart. À vingt-trois ans, il dirigeait la ferme et la famille. La pension mit donc de la distance entre la tribu et moi. Je n'avais d'ailleurs pas eu mon mot à dire : entre prêtre et voyou, ma mère avait coché la case "prêtre" et m'avait inscrit au petit séminaire.


Je ne me souviens pas, du reste, m'être posé de grandes questions sur mon devenir. L'époque voulait qu'un fils prêtre soit un signe de prestige dans une famille. Le militaire était lui aussi assez prisé. Si nous avions été trois garçons, j'aurais peut-être fini colonel, qui sait ? Cette pensée est à vrai dire totalement absurde, étant donné mon peu d'enthousiasme pour la hiérarchie.


J'acceptai donc sans rechigner la volonté de ma mère, d'autant qu'un beau matin, alors que j'avais encore fait des miennes, maman me dit : — Nous allons chez le cordonnier ; il te faut de nouveaux brodequins, car, à partir de demain, tu travailleras aux champs. J'ai cru que le ciel me tombait sur la tête. Tout plutôt que travailler à la ferme ! La terre me rebutait, les animaux me dégoûtaient, je refusais du plus profond de moi ce travail salissant. C'est donc dans cette disposition d'esprit que j'entrais au collège de l'Immaculée Conception à Laval.


La classe de sixième me mit d'office dans le bain où j'allais patauger quelques années. Nous avions comme professeur un prêtre du diocèse nommé Saquet. Il portait extrêmement bien son nom, puisque son plus grand plaisir était de nous saquer. Je pense même qu'il était carrément sadique. Le visage revêche, les cheveux en brosse, il tenait plus du gardien de prison que de l'écclésiastique. Pour nous réprimander, il avait inventé un jeu : il passait derrière nous, attrapait nos porte-plume et les plantait dans notre cuir chevelu. Puis il passait, repassait, et à chaque fois les faisait osciller en leur donnant une chiquenaude. Persuadé à juste titre qu'aucun des élèves n'oserait se plaindre, ce prêtre déjanté jouissait tranquillement de son pauvre petit pouvoir. Je me suis dit plus tard que ces coups de plume sur ma tête devaient être prophétiques : ils annonçaient les prises de bec que j'aurais au long de ma vie avec le clergé fonctionnaire dont j'ai tant de fois dénoncé l'abus de pouvoir, et surtout le manque d'essentiel spirituel.


Je ne pouvais évidemment pas me rendre compte de quoi j'avais l'air avec mon porte-plume sur la tête, mais je voyais parfaitement celui de mon voisin oscillant sur la sienne comme un métronome. Ce fut sans doute le moyen que Dieu employa pour lui faire entrer la musique dans la tête... Car ce joli blond aux cheveux bouclés, René Batard, a été pendant trente ans l'administrateur des formations musicales, orchestre et chœur, à l'ORTF puis à Radio France... Transposer le négatif en positif est le travail de tout bon photographe — et devrait l'être de quiconque est bien éduqué spirituellement.


J'étais un élève médiocre, souvent même le dernier de la classe. En quatrième, j'offris un véritable feu d'artifice en écrivant un poème en hommage à mon village natal. Les professeurs, sidérés qu'une nullité comme moi ait pu accoucher d'un tel texte, l'envoyèrent au curé, fort surpris lui aussi. Peut-être même en trouverait-on encore trace dans les archives de la paroisse !... Fort de mon exploit, je voulus réitérer et composai "La Marseillaise des pions", qui visait directement un surveillant qui portait une jambe de bois, et un autre doté d'un pied bot. Je me souviens du refrain qui disait :


Aux armes, tous les pions

Armons-nous d'un crayon

Marquons, marquons

Et rossons dur

Tous ceux que nous pincerons !


Bien entendu, cela ne fit rire personne, mis à part mes copains. Je fus menacé d'exclusion et récoltai un zéro. D'un côté, j'en étais fier, car j'avais appris que les élèves de première l'avaient recopiée et se la repassaient. Je me voyais déjà figurer dans leurs cahiers, entre Victor Hugo et Lamartine. Mais, en même temps, la peur d'être renvoyé me tenaillait. Aussi, j'allai me confesser à un prof pince-sans-rire, le père Pouteau, et l'on passa l'éponge.


© Frère Antoine, « Le Paradis, c’est ici ! »

vendredi 20 février 2009

L’Assiette au chat, II [mini-théologie de Frère Antoine]

Pendant que j’élargissais ma religion au point de n’en voir qu’une, ma foi au point de n’en voir qu’une, mes dévotions au point de les réduire à l’unique Mère divine universelle, mon église au point de ne plus voir qu’une cathédrale cosmique aux multiples chapelles, une démarche presque opposée s’opérait dans le ciboulot du prieur de l’époque — lequel, nourri au biberon et à la petite cuiller de la tradition chrétienne exclusive, se bloqua soudain sur les pères des cinq premiers siècles du christianisme, pour tout faire partir de là. Il perdait la foi dans l’infaillibilité pontificale et se dirigeait vers un nouveau baptême dans la petite crique du mont Athos. Pendant ce temps, je découvrais au contact des sages de l’Inde la valeur fondamentale de l’infaillibilité du pape, non plus en matière doctrinale, ce qui, pour eux, n’était pas primordial¹, mais du point de vue pédagogique. « Comment, me répondaient ces vraies lumières, un chrétien peut-il progresser spirituellement si sa foi dans son satguru² n’est pas infaillible?»


Magnificat ! Grandifie, ô mon âme, le Seigneur... Ce qui est arrivé à Marie historique d’une manière personnelle, m’arrivait aussi personnel d’une autre manière. Le dieu qu’on lui avait enseigné être propriété privée d’une religion, d’une caste sacerdotale, d’un tout petit monde, devenait tout à coup, en prenant chair en elle, l’événement numéro un sans lequel rien d’autre n’avait de sens et avec qui tout en prenait un. Il devenait tout en elle. Il était tout encore sans elle. Une mère enceinte n’a pas besoin de se concentrer sur le bout de son nez pour penser à son locataire. Ce petit dieu local, mosaïque, judaïque, n’était qu’une facette de ce qu’elle en comprenait maintenant : le Fiat avait accouché du Magnificat. Le Fiat, c’est-à-dire le retrait de son ego, avait catastrophé son dieu fétiche. Le Magnificat Le révélait comme étant le Soi de tout homme, puisque le sien. L’anéantissement de soi est la révélation de la multidimensionnalité de LUI.


Petite, on l’avait élevée, dit-on, dans le Temple. À présent, elle était elle-même le Temple. Se tourner dans une direction pour entrer en contact avec Lui, assister au culte, tourner autour de l’autel, n’avait plus de sens. Elle était l’autel. Elle ressemblait aux athées qui n’adorent plus rien dehors, qui disent qu’ils ont perdu la foi, parce qu’elle avait la certitude.


Aussi le disait-on des premiers chrétiens. Et voilà la catastrophe qui m’attendait. Catastrophe consécutive à mes coups de trique, coups d’ananda-Fiat. Chaque fermeture d’un livre de la vie d’un saint non-chrétien était accompagnée d’une claque solennelle : « Tout ce que j’ai dans ma religion, il l’a dans la sienne. La sainteté de Ramakrishna, de Ramdas, de Gandhi est un fruit que tout le monde peut cueillir. Vous les reconnaîtrez à leurs fruits... » L’inanité des démarches d’évangélisation m’apparaissait évidente et, en même temps, il m’apparaissait aussi que sans elles cette découverte n’aurait pas été. « Vous récolterez ce que d’autres ont semé.»


Les premiers chrétiens passaient pour des athées. Leur modèle, la Mère, n’avait-elle pas embarqué dans son cotillon tout le trésor du Temple de Jérusalem, infiniment plus et mieux que Nabuchodonosor ? Ce transfert se manifestait par une extraordinaire ferveur, ce qui entraîna dans la conversion beaucoup de prêtres grecs, romains, druides — ces derniers, raconte-t-on, sans effusion de sang. Il n’y avait que les noms qui changeaient. Mais, avec le temps, la ferveur baisse et, quand la ferveur baisse, les rites accourent à la rescousse. S’appuyant sur saint Paul, les prêtres devenus chrétiens firent de Jésus un grand prêtre, les évêques un archevêque et le pape se déclara son premier vicaire. Alors tout recommença comme avant. On sortit des placards toutes les brandilloires liturgiques et les processions dinosauriennes reprirent leurs traînées mouvantes dans le sable de la tradition jusqu’à Vatican II. Ce dernier traqua et fit la chasse à ce paléanthrope qui s’est réfugié dans l’église de Saint-Nicolas-du-Chardonnet, à Paris, comme la tarasque à l’auberge de jeunesse de Tarascon (avis aux touristes).


Il fallait donc me préparer à entendre, par-derrière mon rocher, les voix de la caste sacerdotale et des moines sacerdotalisés disant : « Il ne pratique plus, comme tous les gens qui reviennent de l’Inde, il a perdu la foi dans la différence spécifique de sa religion, l’eucharistie. »


Moi de répondre : « Qu’est-ce que cette pratique ? L’assistance, devant une iconostase peinte ou vivante, à une cérémonie qui commémore la pratique d’un autre?

Non ! répondent-ils, ce n’est pas seulement une commémoration, ni une simple assistance, c’est un vrai sacrifice.

Bravo ! réponds-je, si vous le vivez vraiment, je le crois aussi, mais ce sacrifice ou don de soi peut être vécu sans assistance, surtout dans le cas de l’ermite. Saint Antoine, si on lit bien sa vie, n’a assisté à la messe qu’une fois et son biographe, Mgr Athanase, ajoute qu’il sortit de l’église après avoir entendu cette parole du célébrant : ‘Va... vends tout ce que tu as, donne-le aux pauvres, puis viens et suis-moi.’»


Il n’est dit nulle part ailleurs qu’il y remit les pieds. On le retrouve plus souvent dans les tombeaux et les temples païens plus ou moins en ruine de l’Égypte.


1. Dans l’église cathoromaine, en ce qui concerne le but qui est la sanctification des âmes, la primauté de la pureté doctrinale a été aussi abandonnée, au moins tacitement depuis Vatican II. Le nombre considérable de livres, depuis Le Pèlerin russe, émanant de milieux schismatiques et même hérétiques, ne se compte plus dans les monastères bénédictins ou cisterciens.

2. Satguru : littéralement, « gourou suprême ».


© Frère Antoine, « Une Bouffée d’ermite ».

L’Assiette au chat, I [Frère Antoine quitte le monastère]

En fait, l’idée de la vie érémitique était entrée dans la tête de beaucoup de moines après le concile Vatican II. La dissolution de la caste des convers et les changements et renouvellements avaient bouleversé les meubles extérieurs et ceux, transséculaires, vissés dans les casiers des cervelles monacales. Beaucoup même parmi les vieux moines trouvèrent une issue-fuite dans l’érémitisme. Cela n’était pas mon cas. Dégagé des préoccupations de tout ordre, mon mobile le plus sérieux était que si je devais toute ma vie vivre comme un ermite dans monastère de cénobites, je devais être capable de mettre le paquet et la vivre entièrement dans un endroit pour ça.


Or, cet endroit pour ça, je l’avais rencontré précédemment : une grotte du Rocher de Roquebrune, là où je suis présentement. J’y avais fait un court séjour en 1958 qui s’était avéré un échec, non parce qu’il y manquait quelque chose d’indispensable, mais parce que le bonhomme, lui, manquait du nécessaire, c’est-à-dire le minimum de vie intérieure, le sens de l’oraison, le goût de Dieu avec ou sans forme... tout ce que venait justement de me procurer le séjour dans le cagibi à balais...


Je chassai la pensée de la vie érémitique pour me conformer à celles de mon père spirituel et du père abbé qui ne voyaient là qu’une ruse de Satan pour me faire tomber dans ses pièges. Un jour, au réfectoire, je trouvai dans mon assiette un tableau des fameuses tentations de saint Antoine, délicate attention d’un de mes frères... Brrr !


J’y pensais sans y penser. Les circonstances me firent passer au monastère du Port-du-Salut et là j’eus beaucoup de commandes de sculptures. En accord avec le père abbé, je pouvais mettre de côté la moitié du bénéfice de leur vente au cas où, en définitive, il me serait donné de faire un essai. La somme grossit si bien que j’y voyais un signe du ciel. De retour à Bellefontaine, j’eus une entrevue avec l’abbé et le prieur qui me déconseillaient autant l’un que l’autre d’entreprendre un tel pari. Pour en finir avec mon obstination, ils me dirent : « Partez, mais si vous échouez, on ne vous promet pas de vous reprendre... » Je sentais qu’ils disaient cela pour m’effrayer car, au fond, ils m’aimaient et ne m’auraient pas fait ce coup-là. Je souris du coin des lèvres et répondis, narquois : « Mais le père abbé du Port-du-Salut, lui, m’a dit qu’il me recevrait à bras ouverts !... »


Je retournai sculpter au Port-du-Salut car, à Bellefontaine, sauf la porte du chapitre qui plaisait à tout le monde, les autres sculptures ne me semblaient pas bien accueillies. Je n’y mettais peut-être pas toute la bonne volonté que j’aurais dû. Par exemple, ce saint Benoît aux pieds de Bouddha ? Je l’avais redéniché, après une mystérieuse disparition, derrière le radiateur du scriptorium, couvert de toiles d’araignées.


La préparation matérielle fut rapide. Il n’était pas question d’emporter quoi que ce soit du monastère. J’allai du côté du bûcher où on jetait le bois destiné à la buanderie. Il y avait là un vieux coffre de diligence encore recouvert de parchemins écrits sur un côté. Je mis dedans mes outils de sculpture et affaires personnelles. Puis, ayant fait une métanie au chat qui mendiait sur les marches de la cuisine, je lui dérobai hâtivement son assiette. Ainsi, quand plus tard le père abbé vint me voir à ma grotte, je pus lui chanter:


Quand j’ai quitté le monastère

Pour venir vivre en mon repaire

Je n’ai pas fait de frais d’achat

J’ai emporté l’assiette au chat


Lorsque le père abbé visite

Son énergumène d’ermite

Il ne perd pas son abbatiat

En mangeant dans l’assiette au chat


Comme lui et ses réguliers

N’ont pas droit aux congés payés

On m’a délégué pour eux sur

Un coin de la Côte d’azur


C’est ainsi par procuration

Qu’ils goûtent la jubilation

Dans laquelle nage l’ermite

Exempté de règle et de rite.


© Frère Antoine, « Une Bouffée d’ermite ».

mercredi 18 février 2009

Comment arriva dans ma tête l’idée de la vie érémitique

Ce « coup d’ananda », qui est un des noms exotiques du Saint-Esprit de chez nous, pouvait être interprété comme un coup de trique sur mon ego. Il fut suivi de trois autres non moins efficaces, mais sans doute mieux encaissés « à cause que » j’avais bien pris le premier.


Une lettre m’annonça la mort accidentelle de mon meilleur ami, un juif. Sa mère accompagnait cette nouvelle d’une somme d’argent pour dire une messe. Je pensais éveiller une joie œcuménique en portant cette somme au maître des novices, car une mère juive demandant une messe à des chrétiens, c’était nouveau, semble-t-il. La réponse fut celle d’un docteur de la loi ancienne : « Le droit canon ne permet pas qu’on dise une messe pour un non-chrétien. » Ce fut bavant de rage que je me précipitai dans le bureau du père abbé. Celui-ci, qui planait à un étage au-dessus, répondit : « Il est probable que le concile Vatican II a éliminé ces vétustés, mais les nouveaux décrets n’ont pas encore paru. La messe sera dite à vos intentions et vous pourrez la servir... »


Une mienne sœur vint à mourir. Elle me devançait d’un an en âge. Elle m’avait suivi dans la vie monastique, à ma première entrée au Port-du-Salut, quand j’avais dix-huit ans, et elle était entrée au carmel de Moulins. J’étais alors comme son gourou. Nous nous écrivions souvent. Elle était devenue maîtresse des novices et avait formé six jeunes filles. Puis un cancer s’était déclaré, irréversible. À l’annonce de sa mort, je me souviens être entré dans la chambre de mon père spirituel, tout en larmes et la rage au cœur, lui criant : « Quelle injustice ! C’était une sainte... C’est moi, mécréant, qui aurais dû mourir à sa place ! »


Et en voici le troisième. Je me croyais un artiste. Après le concile, beaucoup de transformations devaient avoir lieu dans l’Église et je pensais qu’on utiliserait mes talents. Or, on s’adressa à une espèce (selon moi) de nigaud qui n’y entendait rien. Les deux premières manifestations d’indignation étaient honorables mais, là, je compris la honte qui s’ensuivrait si j’en manifestais la moindre. Toutes ces avanies, bien acceptées malgré tout, furent les bourreaux qui incinéraient le plus gros de mon ego, à moi de finir le travail.


Je me mis alors au service qu moine le plus insupportable du monastère. Personne ne voulait travailler avec lui tant il était mesquin et tatillon. Je pense que c’est moi qui eus le don de l’apprivoiser à la fin. Heureusement qu’il n’entendait pas le mantra¹ hindou de Ramdas qui me servait de carburant pour faire monter mon moteur au-dessus de ses récriminations... Quel chapitre j’aurais reçu !


Au bout de cinq ans de vie érémitique, j’appris par la chronique du monastère que ce moine était mort en odeur de sainteté. Ses cinq dernières années, il avait retourné contre son propre ego l’instrument acéré qu’il avait aiguisé et émoussé pendant vingt ans sur celui des autres. Mais quelle importance, du moment que tout est bien qui finit bien...


Ce travail intérieur monumental m’avait transformé. La lecture des livres de spiritualités cosmiques, l’ouverture panœcuménique qui en découlait et la béatitude qui en était le fruit récolté se manifestaient dans tout mon comportement. Les supérieurs constatèrent en plus que les rites ne m’apportaient plus rien, sinon un encombrement spirituel. Je passais tout mon temps libre dans un placard à balais. Je fus donc dispensé des offices. Une totale liberté d’action m’était donnée. Une confiance aussi totale m’était assurée. Si bien que tout ce qui avait été contrainte, obéissance, règle et obligation devenait aisance, spontanéité, harmonie. Je pensais que je pouvais vivre sans murs et sans frontières et l’idée de la vie érémitique entra dans ma tête.



  1. Mantra : répétition d’un des noms de Dieu ou d’une formule sacrée.


© Frère Antoine, « Une Bouffée d’ermite ».

mardi 17 février 2009

Diffamation

Un couple avait été mal reçu par un ermite. Sans doute ces gens s’attendaient-ils à un objet touristique dans le genre musée Grévin. Furieux de ce mauvais accueil, ils s’en furent trouver un journaliste et lui demandèrent de pondre un article diffamatoire, médisant et calomniateur sur ce faux ermite. Le journaliste se prêta volontiers au jeu, d’autant que la somme était fort alléchante. Cependant, soucieux de bien mener l’affaire, le journaliste les mit en garde :

― Attention ! il pourrait nous poursuivre pour diffamation !

― Non, l’assurèrent-ils. Il n’entreprendra aucune poursuite.

― En êtes-vous bien sûrs ? Car la diffamation peut aller jusqu’au procès en justice.

― Vous n’avez rien à craindre, reprirent-ils avec autorité.

― Si cet ermite ne poursuit pas et ne répond ni à la calomnie ni à la médisance, c’est que c’est un vrai. Allez donc demander à un autre journaliste.


© Frère Antoine, « Au Cœur de la grotte ».

Ramer à l’envers

Une nuit, alors que je traversais un village indien, au beau milieu de la place publique j’aperçus un petit tas de cinquante centimètres de haut sous une couverture.


Intrigué, je me penchai au-dessus de ce petit tas et entendis une voix qui disait : ”Ram ! Ram ! Ram ! Ram !”, “Dieu ! Dieu ! Dieu ! Dieu !“.


Quelques jours plus tard, devant l’entrée de l’ambassade de France à Calcutta, je vis un jeune Français assis sur les marches qui disait : «Marre, marre, marre, marre !». Tiens ! me dis-je, en voilà un qui rame à l’envers !


© Frère Antoine, « Au Cœur de la grotte ».

L’Argent

On cite comme une abomination le fait que l’ermite vive avec l’argent des autres. Il pousse en réalité l’insolence bien plus loin, car non seulement il vit grâce à l’argent des autres, mais il n’a en outre aucun des inconvénients que connaissent ceux qui en possèdent : la peur de le perdre, le souci de l’augmenter, la dépression quand il fout le camp...


© Frère Antoine, « Au Cœur de la grotte ».

Dire merci

Il est des langues où le merci n’existe pas. On a dû, pour l’aligner sur toutes les autres, aller l’emprunter à la langue du pays voisin. Dans ce pays, les gens se contentaient de joindre les mains en souriant pour dire « s’il vous plaît » et de sourire en joignant les mains pour dire « merci ».


L’important, quand on manque de quelque chose, c’est de donner plus. Mais quand un enfant à qui l’on a donné un bichoco dit « merci », quand un sacristain dit « merci » en tendant le plateau, quand le percepteur dit « merci » derrière son guichet, tout le monde sait bien que cela signifie « encore ».


© Frère Antoine, « Au Cœur de la grotte ».

Économie

Celui qui tous les matins, par l’oraison et la méditation, donne un coup de téléphone vertical, économise dans la journée cinquante coups de téléphone à l’horizontale.


© Frère Antoine, « Au Cœur de la grotte ».

lundi 16 février 2009

BÉNI LOUIS-LOUIS [Enfance]

C'est vrai, j'ai peut-être été béni des dieux, car j'ai réussi à vivre la vie que je voulais vivre.


Je suis né en Mayenne, dans le petit village de Cuillé, il y a maintenant plus de quatre-vingts ans. Mes parents avaient onze enfants. Je suis le dixième de la famille. Mon père était un paysan. Et, pour revenir à la définition du Moine que j'ai donnée, je pense sincèrement que mon père en était un. Il n'en avait pas l'habit, il en avait l'âme.


Alors qu'il était resté quatre ans prisonnier pendant la Première Guerre mondiale, dans l'une de ses dernières lettres, on pouvait lire ceci : "Lorsque je serai sur le point de mourir, les quatres ans que j'ai passés en prison me paraîtront comme les plus extraordinaires de ma vie." J'ai peu connu mon père. Je n'avais que huit ans quand il est mort. Je me souviens de ses derniers mots, qui furent pour tout le monde rassemblé autour de lui : "Au revoir, au paradis !" On était venu me chercher en me disant : "Viens embrasser papa qui part." Chez nous, la mort était un départ, une simple absence.


Notre famille témoignait d'une très grande foi. Ma mère était une femme de tête, à la morale et aux principes intransigeants. Elle pouvait se montrer sévère, parfois. En bonne chrétienne, elle haïssait le mensonge. Un jour où j'avais menti de façon éhontée, maman est venue me voir. Têtu et buté comme je l'étais, je ne voulais pas démordre du bobard que j'avais raconté. Elle s'est agenouillée pendant deux heures au pied de mon lit. J'ai fini par capituler.


Elle croyait au dogme, et me l'a enseigné. Avant ma naissance, maman avait perdu un enfant qui s'était noyé dans une bassine. Un jour, alors que nous étions près du puits, elle m'a dit : "Il est dangereux de se pencher sur la margelle, il y a une grosse bête au fond." Elle ne m'a pas parlé de noyade, ce qui m'aurait incité à la seconde même à aller voir de quoi il retournait. Elle a juste fait appel à mon imaginaire d'enfant. La seule représentation de la bête monstrueuse a réussi à me faire peur. Je ne m'approchai donc jamais de ce puits, jusqu'à ce que, vers quatorze ans, elle m'envoyât chercher de l'eau. - Ah non, lui répondis-je d'un ton moqueur, tu sais bien qu'il y a une grosse bête dedans ! Elle me sourit et n'eut pas besoin de me dire qu'elle m'avait menti. Ce n'était pas un mensonge : c'était une manière d'enseigner qui faisait appel au dogme.


C'est ainsi que je réalisai que le dogme était une aide. En revanche, je compris vite qu'il fallait savoir s'en détacher. En principe, il doit d'ailleurs disparaître tout seul. L'Enfer, le Purgatoire, toutes les croyances terrifiantes pour les chrétiens sont avant tout pédagogiques. Il est permis de les perdre. Mais attention, pas trop vite, pas avant d'avoir compris leur utilité. Socrate lui-même disait que les dogmes sont des épouvantails pour enfants. En atteignant l'âge adulte, celui de la réflexion, il est des gens qui peuvent se passer du Diable. Ils n'ont plus besoin de la peur qu'il inspire. D'autres persistent dans leurs convictions. Les croyances religieuses ne sont que des béquilles : elles continuent à être utiles pour les uns, mais deviennent encombrantes pour les autres.


Travaillant dur, à la tête d'une famille nombreuse, ma mère forçait le respect de tous. En revanche, elle avait dépassé le stade des cajoleries. Elle n'aimait ni en donner ni même que l'on nous en donne. Lorsque des voisines venaient à la ferme et que certaines passaient une main caressante dans mes cheveux bouclés, je voyais ma mère pincer les lèvres. Une fois la visiteuse partie, elle me disait d'un ton agacé : "Elle t'a encore pogané !" - ce qui signifie "caresser" en patois. Mon beau-frère, bien plus âgé que moi, et venant d'un autre milieu, savait me cajoler quand je boudais dans un coin. En résumé, pas de bisous dans le cou dans la famille, mais ni disputes, ni fessées, ni punitions non plus : finalement une grande cohérence dans la volonté de gommer tout sentimentalisme qui aurait pu nous emprisonner.


À table, nous avions beau être nombreux, il n'y avait pas grand bruit. Tous les enfants étaient tenus de respecter un principe : "On ne parle que quand le chat pète !" Et, tout le monde le sait, il faut avoir l'ouïe fine pour entendre un pet de chat... Cette façon de vivre me semblait parfaitement normale. C'est sans doute pour cela que la discipline imposée plus tard au collège ne me fit ni chaud ni froid. Au contraire, c'était presque des vacances...

© Frère Antoine, « Le Paradis, c’est ici ! »

samedi 14 février 2009

Garder à distance

On peut toujours garder à distance argent, prétention, préséance : ainsi ne serons-nous pas déçus lorsque tout cela prendra congé de nous.

© Frère Antoine, « Au Cœur de la grotte ».

Le Roi des ermites

Le but de l’ermite n’est ni social ni caritatif. Volontairement, il se place en dehors de toute aide, de tout secours horizontal, y compris ecclésial. L’Église horizontale n’a pas toujours été et elle n’est pas partout. Même en son sein, il peut se trouver des fidèles privés de ses aides et secours en raison de leur handicap physique ou psychique, partiel ou total. Handicap moral aussi, comme le divorce. Sourds, muets, aveugles, culs-de-jatte et divorcés sont tous à mettre dans le même panier par rapport à l’accès aux sacrements, moyens déclarés «indispensables» par une théologie obtuse. L’ermite s’est mis volontairement hors du camp et se béatifie sans aucune aide, à l’image du Christ sur la croix, le roi des ermites.


L’état d’ermite vient donc au secours de tous ceux qui n’ont plus droit aux aides instaurées par l’institution. C’est bien de cet état qu’il s’agit, au premier rang des Béatitudes, dans le Sermon sur la montagne : «Bienheureux les pauvres...» Ce n’est pas la peine, de traduction en traduction de la Bible, de tergiverser pour déféquer une litanie de définitions toutes plus malodorantes les unes que les autres.


Bienheureux les pauvres en esprit parce que le royaume des cieux leur appartient. «Royaume de cieux» signifie «béatitude sans condition» ou nirvana sous d’autres latitudes. Et «pauvreté d’esprit» : l’état de l’esprit saint qui se réjouit du manque de tout. Car ceux qui se plaignent de ne pas pouvoir assister à la messe, de ne pas pouvoir communier, de ne plus ceci ou cela, et à qui les prêtres répondent : «Dieu voit votre souffrance et s’en réjouit», tous ceux-là sont encore des milliardaires mendiants qui se morfondent de manquer de quelque chose ou qu’on leur manque d’égard [sic], une rétention incompatible avec la béatitude sans condition, autrement dit le royaume des cieux.


© Frère Antoine, « Au Cœur de la grotte ».