mercredi 4 mars 2009

IL ÉTAIT UNE FOI ! [Vocation de Frère Antoine]

Je n'avais pas montré de réticences à l'idée d'une vie sacerdotale. Comme je l'ai déjà dit, la seule chose que j'avais refusée, c'était de travailler à la ferme. Pour le reste, je n'avais pas d'avis. La foi, je crois bien l'avoir toujours eue. Je suis né avec. On ne se posait d'ailleurs pas la question. Nourrie de catholicisme, la famille en suivait les dogmes et les rites, sans pour autant en faire un sujet de conversation quotidien. À vrai dire, on n'en parlait pratiquement jamais. Il n'y avait même pas de bible à la maison. À l'époque, la seule reconnue était en latin, ce qui, pour les paysans, ressemblait fort à de l'hébreu. Il n'y avait pas de livres non plus, hormis "L'Almanach Vermot", une lecture peu enrichissante pour un futur prêtre.


Sans bible, et peut-être sans véritable raison non plus, peu après mes quinze ans j'entrai dans une phase mystique. Alors que j'étais malade et, de ce fait, de retour à la maison, je commençai à lire "La Vie des saints", seul livre à ma disposition, prêté par le curé. Cette lecture m'a transporté et a fortement décidé de la route que j'allais prendre.


Je me mis à me désintéresser des choses matérielles, des situations quelconques, et même de la fonction pour laquelle j'avais été, d'une certaine manière, programmé : la prêtrise. Plus ça allait, et moins je m'imaginai en curé de paroisse. Rien que l'idée de devoir un jour revêtir l'horrible soutane noire me faisait frémir. Paradoxalement, je ressentais dans le même temps une véritable euphorie, toute spirituelle. Je pensais que cet état ne pourrait jamais m'abandonner, et que ce sentiment serait définitif.


Un an plus tard, j'accompagnai l'une de mes sœurs en pèlerinage à Lourdes. Nous étions convenus d'aller chacun de notre côté, et de nous retrouver à l'hôtel. Dans la célèbre grotte, je repérai un drôle de bonhomme enveloppé dans un capuchon. J'eus bizarrement le sentiment que j'avais affaire à un ermite. L'étrange personnage sortit, et partit droit devant lui. Sans réfléchir, je le suivis sur deux ou trois kilomètres. J'étais persuadé qu'il allait rejoindre sa grotte dans la montagne, et pensais naïvement lui demander de m'accueillir. Je renonçai toutefois à ce projet, par égard pour ma sœur, qui devait m'attendre.


Cette vision fut sans doute capitale pour moi, peut-être mon premier pas en direction de la spiritualité. À partir de là, je crois, a débuté concrètement ma quête d'absolu. Au cours de l'année, avec le collège, nous étions allés en congrès à Lisieux. J'avais assisté, par hasard mais avec stupeur, à une altercation entre deux chanoines - l'un prétendant que l'autre n'avait pas le droit de porter le camail, ce petit manteau que portent les dignitaires ecclésiastiques. En gros, les deux prêtres se disputaient sur le privilège de porter un bout de tissu ! Je réalisais qu'il y avait un gouffre entre ce que l'on nous enseignait au catéchisme et ce que l'on vivait partout, y compris parmi les hommes d'Église. Je découvrais que ceux-là mêmes qui auraient dû être empreints de sagesse, se laissaient submerger par le goût du prestige et du pouvoir. Triste révélation !


C'est ainsi que je me confortai dans ma décision de ne pas devenir curé : je serais moine. Je fis part de mes réflexions à ma mère. Elle fut bien évidemment déçue. Je ne mis pas longtemps à la convaincre que le blanc, couleur des moines cisterciens, était bien plus seyant que le noir - et surtout que la vie monastique était bien supérieure à la vie ecclésiastique. J'en suis toujours convaincu. Il suffit de comparer le comportement des intéressés. La plupart du temps, lorsqu'un prêtre devient moine, on peut penser qu'il monte les marches de la spiritualité. Quand un moine devient évêque, il est à craindre qu'il les descende... Depuis toujours, l'Église a engendré des hommes de pouvoir. Beaucoup d'ecclésiastiques ont été, dans des périodes pas si lointaines, obnubilés par l'apparence et le tralala qui va avec. Il a fallu Vatican II pour que le pape supprime ses trois chapeaux, et que les cardinaux acceptent de raccourcir de quelques décimètres la queue de leur manteau. C'est dire si certaines préoccupations des hommes d'Église sont importantes...


Sans rien dire à personne, alors que devait commencer le troisième et dernier trimestre au collège, je me fis conduire en taxi jusqu'au monastère le plus proche. Je dépensai tout mon argent de poche dans la course, et fis les dix kilomètres de retour à pied. J'avais trouvé le lieu qui me convenait. Je n'avais emmené au collège ni livres ni crayons. J'assistais aux cours les bras croisés. C'était en quelque sorte une révolte paisible. Je finis l'année sans honneurs, sans même me présenter au brevet, mais épris d'absolu. J'avais décidé de vivre pleinement ce que l'on m'avait enseigné. Sans compromis, sans concessions, sans faiblesses.



© Frère Antoine, « Le Paradis, c’est ici ! »

lundi 2 mars 2009

La Non-dualité

Le 17 mars 1978, comme j’avais fait deux grandes tartes aux pommes en prévision d’une visite de deux abbés cisterciens qui n’étaient pas venus, vers le soir un groupe arrive à la grotte. Je reconnus tout de suite le principal personnage pour l’avoir vu en hors-texte sur une brochure de spiritualité hindoue. C’était Chandra Swami, un sage et ermite de l’Himalaya. Il passe six mois de l’année dans sa solitude du Cachemire et les six autres à faire le tour du monde aux frais de ses disciples. Présentement, il venait de Suisse et se rendait en Grande-Bretagne, ayant pour chauffeur un professeur de yoga d’Aix qui me connaissait, et une jeune fille venue tout exprès du Canada pour rencontrer le Swami.


Je m’empressai de lui céder mon siège de luxe, mais il ne s’y casa qu’après beaucoup de protestations. Voyant qu’il s’était déchaussé, je donnai ordre à son disciple d’aller chercher ses souliers dehors et de les lui remettre aux pieds. Après avoir parlé de tout et de rien, Chandra Swami me demanda par ses interprètes s’il pouvait me poser une question. J’acquiesçai, gêné comme un élève de sixième devant le jury du certificat d’études et j’essayai de gagner du temps en proposant : « J’ai fait deux grosses tartes aux pommes pour deux abbés qui ne sont pas venus... Puis-je en offrir à Swamiji ? » Le professeur de yoga ne se donna pas la peine de traduire et répondit lui-même : « Il adore ça ! »


Pendant qu’on se partageait la tarte, Chandra Swami, se recueillant, revint à sa question : « According to Christian spirituality... » Je me dis : « Ça y est... Le voilà parti dans des dissertations dogmatiques. » « D’après le christianisme, dit-il, Dieu est le Créateur de l’Univers et il est tout amour et béatitude infinis. Comment conciliez-vous cela avec le sentiment de la souffrance et de la misère qu’on voit dans le monde ? »


En attendant que le Saint-Esprit arrive, je lui dis : « La réponse que Swamiji trouve dans son cœur hindou doit être la même que peut trouver un cœur chrétien.

Quelle est cette réponse ?

Quand on voit un enfant sortir d’une maison en poussant des cris horribles, parce qu’il a reçu une raclée, la première attitude juste est de se réjouir, car c’est la preuve qu’il n’est pas orphelin. » Le traducteur éclata de rire et traduisit.


Le sage de l’Himalaya joignit les mains et répondit : « C’est une bonne réponse pour quelqu’un qui a la foi. » Je pensai qu’il attendait une autre réponse pour ceux qui ne l’ont pas et je continuai : « Ceux qui sont dans l’ignorance sont comme des gens endormis et Dieu est le chirurgien qui profite de ce sommeil pour faire des opérations. Ce qui est important, c’est de ne pas se mettre à l’abri de son intervention. » J’étais content de la réponse que je venais juste de trouver dans le manuscrit autobiographique de sainte Thérèse. Le sage avait l’air satisfait, mais il ne m’a donné que 18 sur 20.


« En vérité, dit-il, cette question ne peut être posée qu’à Dieu lui-même. » Le professeur dit : « Mais pour poser une pareille question à Dieu, il faut être en initimité avec Lui. » Et moi, je m’empressai d’ajouter : « Quand on est en intimité avec Dieu, on n’a plus de question à poser. » Le moine hindou, advaïtin impénitent, voulut avoir le dernier mot : « Il n’y a même plus personne pour poser la question... »


© Frère Antoine, « Une Bouffée d’ermite ».

La Rémunération

Mon frère, alors qu’il était maire de notre village natal, prit une fois un congé de dix jours à ma grotte, en 1974. Il venait voir, disait-il, comment je vivais sans argent, sans travail, sans faire aucune course ni m’adonner à la mendicité. Le lendemain de son arrivée, il s’assied devant la grotte pour admirer le paysage qui, comme on le sait, est de plus de quatre étoiles.


Vers dix heures, voilà un couple qui monte, qui s’assied à son tour et qui cause. La dame commence par se plaindre de l’autoroute qui rogne le pied du Rocher, traverse le bord des paupières et pénètre de tout son bruit dans nos oreilles. De l’autoroute, la dame fait glisser ses plaintes sur la société de consommation, de là sur la politique et, pour n’oublier personne, sur la religion.


Je lui fais remarquer que l’autoroute est tout à fait innocente du crime dont elle l’accuse. Elle est bien incapable de faire du bruit toute seule mais que ce sont les voitures dessus et que les voitures n’en feraient pas non plus s’il n’y avait dedans un petit frère ou une petite sœur. Qui plus est, elle, cette dame, y était hier et y sera demain.


Pour la société, je lui donnai l’exemple du bon acteur qui joue sans décor. Plus l’artiste est un bon artiste, moins il fait cas du décor. Celui qui râle contre la société, c’est qu’il se prend pour un insecte épinglé sur le décor. Pour la politique, je lui dis qu’elle n’était pas obligée de monter sur la scène des guignols, mais qu’elle pouvait assister en se désopilant aux rôles pantominables qui y étaient joués.


Je poursuivais hardiment, comme un avocat éloquent, à infirmer le répertoire de la dame sur la religion, les sectes et le reste, car elle était intarissable. Et quand elle eut reçu son saoul, elle s’en retourna avec son mari. Mon frère, qui avait gardé le silence, me dit seulement : « Eh ben ! si c’est comme ça que tu reçois les gens ! Ce ne sont pas ceux-là qui vont t’apporter à manger ! »


Le lendemain matin, à la même heure, alors que mon frère digérait devant la grotte le jambon de son petit déjeuner qu’il avait apporté avec lui, voilà qu’arrive le mari de la dame, tout seul. Il montait en soufflant car au bout de ses bras pendaient deux sacs extrêmement lourds. Il les posa sur la table extérieure et, sortant un à un du sac, pains, gâteaux, fromages, lait, vin, fruits : « C’est à cause de ce que vous avez dit à ma femme hier. »


© Frère Antoine, « Une Bouffée d’ermite ».

Quand j'ai voulu

Quand le temps fut venu pour moi de quitter la solitude et que je décidai de retourner parmi les hommes, voilà que les hommes se sont mis à monter à ma solitude.


Quand je suis parti chercher du pain, j’ai rencontré un homme qui venait à moi avec un gâteau. Quand je suis descendu chercher du chou, un barbu montait avec de la choucroute.


Le jour où j’ai commencé à écrire une page sur la béatitude, un écrivain est venu me dédicacer son livre sur le bonheur infini.


Quand j’ai voulu partir pour embrasser mes neveux, des enfants sont arrivés de partout qui m’ont appelé père en posant une bise sur ma joue.


© Frère Antoine, « Une Bouffée d’ermite ».