lundi 16 février 2009

BÉNI LOUIS-LOUIS [Enfance]

C'est vrai, j'ai peut-être été béni des dieux, car j'ai réussi à vivre la vie que je voulais vivre.


Je suis né en Mayenne, dans le petit village de Cuillé, il y a maintenant plus de quatre-vingts ans. Mes parents avaient onze enfants. Je suis le dixième de la famille. Mon père était un paysan. Et, pour revenir à la définition du Moine que j'ai donnée, je pense sincèrement que mon père en était un. Il n'en avait pas l'habit, il en avait l'âme.


Alors qu'il était resté quatre ans prisonnier pendant la Première Guerre mondiale, dans l'une de ses dernières lettres, on pouvait lire ceci : "Lorsque je serai sur le point de mourir, les quatres ans que j'ai passés en prison me paraîtront comme les plus extraordinaires de ma vie." J'ai peu connu mon père. Je n'avais que huit ans quand il est mort. Je me souviens de ses derniers mots, qui furent pour tout le monde rassemblé autour de lui : "Au revoir, au paradis !" On était venu me chercher en me disant : "Viens embrasser papa qui part." Chez nous, la mort était un départ, une simple absence.


Notre famille témoignait d'une très grande foi. Ma mère était une femme de tête, à la morale et aux principes intransigeants. Elle pouvait se montrer sévère, parfois. En bonne chrétienne, elle haïssait le mensonge. Un jour où j'avais menti de façon éhontée, maman est venue me voir. Têtu et buté comme je l'étais, je ne voulais pas démordre du bobard que j'avais raconté. Elle s'est agenouillée pendant deux heures au pied de mon lit. J'ai fini par capituler.


Elle croyait au dogme, et me l'a enseigné. Avant ma naissance, maman avait perdu un enfant qui s'était noyé dans une bassine. Un jour, alors que nous étions près du puits, elle m'a dit : "Il est dangereux de se pencher sur la margelle, il y a une grosse bête au fond." Elle ne m'a pas parlé de noyade, ce qui m'aurait incité à la seconde même à aller voir de quoi il retournait. Elle a juste fait appel à mon imaginaire d'enfant. La seule représentation de la bête monstrueuse a réussi à me faire peur. Je ne m'approchai donc jamais de ce puits, jusqu'à ce que, vers quatorze ans, elle m'envoyât chercher de l'eau. - Ah non, lui répondis-je d'un ton moqueur, tu sais bien qu'il y a une grosse bête dedans ! Elle me sourit et n'eut pas besoin de me dire qu'elle m'avait menti. Ce n'était pas un mensonge : c'était une manière d'enseigner qui faisait appel au dogme.


C'est ainsi que je réalisai que le dogme était une aide. En revanche, je compris vite qu'il fallait savoir s'en détacher. En principe, il doit d'ailleurs disparaître tout seul. L'Enfer, le Purgatoire, toutes les croyances terrifiantes pour les chrétiens sont avant tout pédagogiques. Il est permis de les perdre. Mais attention, pas trop vite, pas avant d'avoir compris leur utilité. Socrate lui-même disait que les dogmes sont des épouvantails pour enfants. En atteignant l'âge adulte, celui de la réflexion, il est des gens qui peuvent se passer du Diable. Ils n'ont plus besoin de la peur qu'il inspire. D'autres persistent dans leurs convictions. Les croyances religieuses ne sont que des béquilles : elles continuent à être utiles pour les uns, mais deviennent encombrantes pour les autres.


Travaillant dur, à la tête d'une famille nombreuse, ma mère forçait le respect de tous. En revanche, elle avait dépassé le stade des cajoleries. Elle n'aimait ni en donner ni même que l'on nous en donne. Lorsque des voisines venaient à la ferme et que certaines passaient une main caressante dans mes cheveux bouclés, je voyais ma mère pincer les lèvres. Une fois la visiteuse partie, elle me disait d'un ton agacé : "Elle t'a encore pogané !" - ce qui signifie "caresser" en patois. Mon beau-frère, bien plus âgé que moi, et venant d'un autre milieu, savait me cajoler quand je boudais dans un coin. En résumé, pas de bisous dans le cou dans la famille, mais ni disputes, ni fessées, ni punitions non plus : finalement une grande cohérence dans la volonté de gommer tout sentimentalisme qui aurait pu nous emprisonner.


À table, nous avions beau être nombreux, il n'y avait pas grand bruit. Tous les enfants étaient tenus de respecter un principe : "On ne parle que quand le chat pète !" Et, tout le monde le sait, il faut avoir l'ouïe fine pour entendre un pet de chat... Cette façon de vivre me semblait parfaitement normale. C'est sans doute pour cela que la discipline imposée plus tard au collège ne me fit ni chaud ni froid. Au contraire, c'était presque des vacances...

© Frère Antoine, « Le Paradis, c’est ici ! »

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