samedi 11 avril 2009

RETOUR AU BERCAIL

Arrivé à Chartres, je décidai (c'était la moindre des choses) de visiter la cathédrale. Impressionné par tant de magnificence, je n'entendis pas le sacristain annoncer la fermeture des portes. À peine libéré de prison, je me retrouvais à nouveau enfermé, certes avec Dieu et ses saints pour me garder, mais enfermé tout de même. J'eus l'idée de soulever les barres de la grande porte, qui ne s'ouvraient que pour un chef d'État ou le pape, et m'échappai en courant. On avait oublié de mettre le tapis rouge, dommage...


Presque un an après mon départ, je réintégrai le monastère. C'était la fin de la guerre. J'allais y rester cinq ans, jusqu'en 1950. Je repris mes vœux. J'acquis le titre de "révérend père" et fus affecté au réfectoire.


C'est à cette époque que je mis à la sculpture. Je sculptais tout d'abord en cachette, avec les matériaux qui me tombaient sous la main, essentiellement du plâtre et du bois, en m'aidant de couteaux. Les débuts furent difficiles. Il y avait dans la communauté un autre moine dont la peinture était l'activité principale, qu'il exerçait en toute liberté. Vivant au monastère, il y avait aussi installé son atelier, et s'occupait de toute la décoration. Autant dire qu'il ne vit pas d'un bon œil l'arrivée d'un rival potentiel.


Je travaillais à mes œuvres durant mon temps libre, et les montrais parfois à certains moines au courant de mes activités "illégitimes". Notre emploi du temps était cependant très chargé. Les rites qui réglaient notre vie commençaient par l'office de nuit, à 3 heures du matin. Suivaient une messe, un temps libre pour lire, méditer ou prier, et un petit déjeuner aux alentours de 5 heures. Ensuite, retour à la messe, travaux des champs et du jardin. Les heures suivantes étaient consacrées à l'étude, et spécialement à la théologie.


J'avais deux professeurs de théologie. L'un d'eux était une célébrité en la matière, un moine dominicain que l'on nous avait envoyé pour faire pénitence. Car, s'il était considéré comme un puits de science, il avait aussi péché par orgueil : alors qu'il prêchait dans une église, il avait refusé d'être interrompu pendant son sermon, et en avait interdit l'entrée à un retardataire. Manque de chance, l'homme était un soldat de retour de la guerre. Cette anecdote remonta jusqu'à ses supérieurs, qui estimèrent qu'un stage chez les cisterciens ne lui ferait pas de mal...


Le second enseignant était un ancien missionnaire ayant vécu vingt ans en Chine. Frère Jérôme y avait été fortement influencé par la spiritualité orientale, en particulier le taoïsme. Le principe du tao est l'ordre absolu, l'Évangile du verbe éternel. Le nom de cette religion ne m'était pas totalement inconnu. Bien des années auparavant, il y avait eu un vrai scandale, provoqué par des missionnaires chrétiens devenus taoïstes. Ils avaient trouvé dans le tao la même chose que dans l'Évangile, et pensaient qu'il était par conséquent complètement inutile d'expliquer l'Évangile de Jésus à des gens qui le pratiquaient aussi bien que des chrétiens au nom du tao. Ces missionnaires s'étaient bien sûr fait remonter les bretelles par Rome, Vatican II n'étant pas encore passé par là. L'ouverture aux autres religions était du domaine du rêve ; hors de l'Église, il n'y avait pas encore de salut. Quant à moi, la curiosité étant peut-être mon principal défaut, je m'étais précipité chez frère Jérôme afin qu'il m'enseigne son savoir.


En plus du taoïsme, je commençais à m'adonner sérieusement à la sculpture. Mon premier sujet fut un moine prosterné. Prophétique... Il se trouve toujours sur la table du supérieur pour donner le signal.


Bien qu'elles aient paru austères au jeune homme que j'étais, je n'ai jamais regretté ces années de vie monastique. Cette existence me convenait à de multiples égards. J'ai même toujours été persuadé qu'il me fallait en passer par là pour arriver à vivre plus tard selon mon désir. J'ai vécu cette période par amour, je ne l'ai jamais endurée comme une corvée. Jusqu'à aujourd'hui, je n'ai d'ailleurs jamais supporté une seule corvée : je fais une chose par amour, ou je ne la fais pas. Ce qui me déplaisait, c'était tous les rites dont ma vie s'encombrait. Lourds, pesants, fastidieux, je ne comprenais pas leur utilité. Trois, quatre, voire cinq messes servies à tour de rôle tous les jours, était-ce cela, être en contact avec Dieu ? Je ne le pensais pas.


N'oublions pas les moments euphoriques qu'étaient les pénitences. Parmi elles, il y avait ce que l'on appelait les "proclamations". Le jeu consistait, pour celui qui le voulait, à corriger l'un ou l'autre de ses frères : "Je proclame frère Baptiste pour avoir brisé la loi du silence" (ou avoir mangé du chocolat en cachette). Entre proclamation et délation, il n'y avait qu'un tout petit pas. Le but premier, la correction fraternelle, faisait souvent place au règlement de comptes. Aujourd'hui, cette pratique n'existe pratiquement plus, et c'est une bonne chose.


Chaque jour qui passait me donnait une raison de plus de vouloir reprendre ma liberté. Je prenais conscience qu'il était temps pour moi de souffler : mon tempérament indépendant reprenait le dessus.


Je ne le répéterai jamais assez : ces dix années m'ont apporté une grande discipline intérieure dont je ressentais un énorme besoin. J'ai ainsi appris à lutter contre ma tendance à la dispersion, à me recentrer. Si mes voyages en Inde m'ont été aussi bénéfiques, c'est, je crois, grâce à mon expérience monastique. Je n'ai donc aucun regret, même si j'ai toujours eu l'intime conviction que je ne passerais pas ma vie à l'intérieur d'un monastère.


Prendre la décision de partir ne fut pourtant pas chose facile. La pression que l'on nous faisait subir était lourde. Que l'on montrât un doute, une hésitation, un gramme de renoncement, immédiatement les autorités instillaient en nous la peur. La peur, la vraie, celle d'être damné à jamais. Cette peur, je l'ai éprouvée comme d'autres. J'ai su la surmonter, convaincu qu'il fallait que je suive mon chemin, certain aussi que rien n'est jamais définitif. Je voyais mon départ comme nécessaire et provisoire, l'important étant que je ne perde pas de vue l'Essentiel. Par grâce, je suis aujourd'hui un vieil homme qui voit toujours aussi bien qu'à vingt ans...



© Frère Antoine, « Le Paradis, c’est ici ! »

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