jeudi 23 avril 2009

ET DIEU DANS TOUT ÇA ?


Dieu est mon compagnon de route, mon guide. Je le connais depuis mon enfance. Je le côtoie depuis ma jeunesse. Il m'habite depuis toujours. Qui est ce Dieu ? Ou qu'est-ce que ce Dieu ? Dieu, c'est très simple. C'est l'Essentiel, c'est l'Amour, c'est la Vie. Je ne crois pas au Dieu à la barbe blanche, là-haut sur son nuage, regardant d'un œil amusé les Lilliputiens que nous sommes. Je ne crois pas en un Dieu bon, à celui qui nous distribue les bonnes choses de la vie, qui empêche les enfants de mourir. Celui-là est un faux dieu. C'est une idole, un fétiche que les hommes ont fabriqué. J'adhère, une fois n'est pas coutume, à la parole d'un évêque qui a dit : "Le Dieu que nient les athées, nous le nions aussi." Le Dieu qui ressemblerait au Père Noël se déguisant parfois en Père Fouettard me fait rire et m'afflige tout autant. Dieu est simplement le meilleur de nous-mêmes. Il y a une part de Dieu dans chacun d'entre nous.


Nombre de gens ont encore besoin de donner un nom à Dieu. Nombre de gens ont encore besoin de cultes, de rites, d'images. Laissons-les faire. Leurs pratiques ne sont que des moyens, des véhicules. Si certains ne peuvent arriver au royaume des cieux qu'en voiture, laissons-leur ce carrosse. Pourtant, rencontrer Dieu est moins compliqué que ça n'en a l'air. Dieu, c'est le comportement. Notre comportement ― de chaque jour, de chaque minute, de chaque seconde. Un comportement qui va nous donner la béatitude éternelle. C'est pourquoi l'on peut voir Dieu toujours, partout, tout le temps. Puisqu'Il est en nous.


Un jour, alors que je faisais du stop, une voiture me dépassa. Elle s'arrêta deux cents mètres plus loin, puis repartit en marche arrière, faisant crisser ses pneus sur les graviers. Je montai. J'échangeai quelques mots avec le conducteur. Il me demanda ce que je faisais là, et qui j'étais.

― Je suis ermite, lui répondis-je.

― Et vous avez déjà vu Dieu ? m'interrogea l'homme, sceptique.

― Bien sûr, répliquai-je en souriant. Pas plus tard qu'il y a quelques minutes. Il vient de faire deux cents mètres en marche arrière !

En entendant sa canonisation, il a augmenté sa dose de divinisation en me conduisant à destination. C'est pourtant vrai. Un individu qui a ce comportement de générosité spontanée, d'altruisme, c'est Dieu. Le royaume des cieux, il existe là, ici et maintenant, dans notre attitude.


Chacun peut nommer Dieu comme bon lui semble. Sœur Usha (Aurore), de l'ashram de Vinoba, écrivit un jour ce poème :


J'ai donné un surnom à mon Dieu

Je l'appelle "Aise"

Aise m'a donné une devise

Pas d'empressement !

Pas de soucis !

Et depuis

Dans l'Aise je travaille

Dans l'Aise je pense

Dans l'Aise je dors

Et dans l'Aise j'accomplis toute chose.


La prière peut être un moyen de communiquer avec Dieu. Et l'on peut prier sans connaître la moindre prière, puisque c'est avant tout un facteur d'harmonie. Ce n'est jamais une méthode pour obtenir une domination quelconque sur les événements, contrairement à ce que croient certains. Ce n'est pas en priant que le monde changera. C'est peut-être en priant que l'homme lui-même changera, car, après tout, l'évolution est dans sa nature. Et si c'est la solution pour arriver au véritable but, l'état de paix, de sérénité, de joie intérieure, je vous en prie, priez ! La prière, comme le silence ou la solitude, chacun est, à un moment ou un autre, appelé à la pratiquer, même ceux qui n'ont ni foi ni certitude. La prière instinctive est aussi naturelle que le besoin de nutrition ou de reproduction. C'est une aspiration au meilleur, comparable à la montée de sève dans les branches d'un arbre. À la prière peut s'ajouter la technique du yoga, qui n'est rien d'autre que l'union du corps et de l'esprit, et un moyen propice à la méditation. Il s'agit de se concentrer sur soi, non pour se regarder le nombril et s'en trouver bien aise, mais pour mieux vivre avec les autres.


Si l'on veut réellement savoir ce qu'un prêtre pense, on n'y arrivera pas en allant écouter ses sermons, où il se sent surveillé, entre sa hiérarchie en haut et ses ouailles en dessous, plus ou moins conditionnées par des appartenances politico-religieuses... Mieux vaut l'inviter à sa table avec une bonne bouteille ! Enfant et adolescent, je ne connaissais que la religion catholique. Je croyais que tous les chrétiens, et a fortiori les catholiques, étaient les seuls à détenir la vérité. Mon séjour en Algérie, où j'ai rencontré pour la première fois des juifs et des musulmans, a remis, ou plus exactement, mis mes pendules à l'heure. J'ai appris que le comportement des adeptes des autres religions pouvait être aussi bon, aussi sain, aussi spirituel que celui d'un chrétien. Cela me paraît aujourd'hui effroyablement basique, mais c'était il y a presque cinquante ans ! J'ai compris à ce moment-là, et plus tard avec le bouddhisme et l'hindouisme, que la religion importe peu. Une seule chose est indispensable : aller à l'essentiel. Et l'essentiel est le même pour tous.


Cela fait bien longtemps que l'on ne m'interroge plus sur ce qu'est la religion, pas plus que je ne m'interroge moi-même sur l'œcuménisme, le pan-œcuménisme, ou l'interreligieux. Je laisse le monde religieux et monastique institutionnel continuer, tels les prophètes de Baal, à pousser des cris vers le Ciel, pour qu'il daigne en finir avec la tour de Babel des religions. Dieu est descendu du ciel pour brouiller les langues. C'est donc que les divergences l'amusent, et moi aussi.


Lors d'un voyage en Inde, j'assistais à la messe dans une église catholique. Je portais un t-shirt "de marque"... griffé Vinoba. Il montrait le visage d'un enfant qui rit, et l'on pouvait y lire la devise "Jai jagat !", ce qui signifie "Vive le monde !". À la fin de l'office, deux femmes indiennes vinrent me voir tour à tour. La première, l'air triste et même revêche, me dit :

― Vous n'êtes pas chrétien !

― Si, répondis-je. Et Vinoba est plus chrétien que vous ne l'êtes vous-même. Votre Jésus est un fétiche, vous adorez une idole, ajoutai-je par provocation. Le coup avait porté. Elle partit offusquée. La deuxième paroissienne arriva tout sourire. Elle prit mes mains dans les siennes, et s'en retourna sans dire un mot. Dans la même église, deux personnes, deux attitudes ― l'une ouverte et l'autre fermée.


Au cours de mes multiples voyages en Inde, j'ai rencontré des Indiens se référant à Gandhi, et se comportant de la même façon que les chrétiens qui se réfèrent à Jésus. Gandhi, dont la mort, à deux mille ans d'intervalle, est une réplique de celle de Jésus... Ce sont les traditions qui les ont condamnés, l'un et l'autre. C'est au nom de la tradition que l'on tue, en la sacralisant au lieu de l'utiliser pour transmettre l'essentiel. Il est intéressant de voir qu'en latin, "tradition" et "trahison" se disent de la même manière. Gandhi a été assassiné un vendredi, à la même heure que Jésus. Dans le musée qui lui est dédié, est conservée l'une des balles qui l'ont tué. Sous l'écrin il est écrit : "Une des trois balles que notre père a reçues de nous !" - sublime confession que l'on ne trouve pas sous les reliquaires de la vraie Croix.


Le Verbe s'est fait chair en Asie Mineure.

La chair s'est fait Verbe en Asie Majeure.


L'Inde est le pays où le Verbe a parlé, et continue de parler aujourd'hui, se manifestant plus que partout ailleurs dans le monde. Ce n'est pas parce qu'Il parle plus fort, mais simplement parce qu'il y a davantage d'oreilles tendues vers lui. Saint Jean, dans le prologue de son Évangile, ne dit rien d'autre. Dans une vie, c'est le comportement qui manifeste Dieu : si je dis que je Le vois dans le sourire des enfants, c'est qu'eux L'ont, ainsi que l'a dit Jésus. Quant au comportement d'un ermite de mon espèce, c'est de se mettre à la dernière place. De perdre tout sens de la respectabilité - la seule manière de ne plus ressentir aucune injure.


Sainte Thérèse disait qu'elle ne pouvait plus réciter la phrase du Pater : "Pardonnez-nous comme nous pardonnons." Elle n'avait rien à pardonner à personne, ce que son confesseur, le père Banès, un dominicain, ne cessait de lui reprocher. Ce sentiment est illustré par une anecdote qui me revient à l'esprit. Une bande de loubards m'avait quelque peu malmené. Des visiteurs, l'ayant appris, me questionnèrent à ce sujet. Voici ce que je leur répondis :

- Lorsque des gens mal dans leur peau se défoulent sur un homme qui ne revendique aucune respectabilité, ils rendent service au monde entier ! C'est moins dommageable que de vandaliser l'Élysée ou une basilique, qui ont une respectabilité à tenir. Ils ne causent du tort qu'à eux-mêmes, et devront le payer d'une manière ou d'une autre - d'autant plus rapidement que la personne "malmenée" ne prend pas mal le sort qui lui a été réservé. C'est la loi du karma, ou de la rétribution, qui remet tout en ordre en son temps, et qui permet à celui qui voit cette loi de sourire en coin - béatifiquement.


Un académicien perspicace se posait un jour la question suivante : "Si le mystère du Christ s'était manifesté sur une autre planète, quelle forme aurait-il pris ?" Je pense qu'il n'est pas nécessaire d'aller voir sur une autre planète. Il suffit de jeter un coup d'œil sur l'autre versant de la nôtre, au pays de la sagesse, de la non-violence, des arts martiaux bien compris. Il suffit de ne pas répondre à la violence par la violence. De recevoir les coups et d'évacuer l'agressivité de soi comme de son adversaire. Sur le ring de la Palestine, Jésus n'a rien fait d'autre.


La théologie chrétienne ne devrait pas bouder la trinité hindoue. Quand le Père, le Fils et le Saint-Esprit s'en vont en pèlerinage en Inde, ils rencontrent Brahma, Shiva et Vishnou : le Créateur, le Destructeur et le Conservateur, en une seule et même entreprise, service après-vente compris. On n'a pas à dire devant une catastrophe : "C'est le diable, ce sont les méchants !" C'est un seul et même Dieu en trois personnes. Tout ce que je dis là, en langage d'ouvrier manœuvre, un bénédictin, le père Lesaux, est en quarantaine pour l'avoir dit en langage herméneutique thomiste.


Ce sont les spectateurs qui ont fait du mystère de la rédemption une pièce de théâtre, et même un drame. Ce n'est pas un drame, c'est un acte d'amour libre. Une offrande généreuse et joyeuse. Mais la horde judéo-chrétienne l'a kidnappée et enfermée dans son monde de possession. On l'a affublée de termes en usage dans un univers de banquiers, de marchands, de financiers, et toute la théologie s'est emplie de ces mots : rachat (rédemption), dettes, économie du salut... Dieu est devenu le Grand Boss au lieu du Bien-Aimé - l'oreiller de Saint Jean pour les intimes. Jésus a dit : "Ma vie, nul ne la prend ; c'est moi qui la donne." Cette phrase cloue le bec à tous les amateurs de sensations, de romans à suspense. Un stoïcien l'avait aussi prononcée, juste avant de se faire couper la tête. Seul celui qui sourit comme le Christ de Lérins peut comprendre.





Ma mère était une super-dame catéchiste avec son dogme de la grosse bête dans le puits - fabulation hautement pédagogique puisqu'elle m'évita de me noyer... L'idolâtrie, c'est de se prosterner devant quelque chose que l'on ne deviendra jamais, c'est adhérer à un dogme qui ne nous concerne pas. S'il y a un ressuscité, c'est que cela doit arriver à tout le monde. S'il y a une "assomptionnée", c'est que tout le monde doit pouvoir en profiter.


S'il y a une Immaculée Conception, c'est que c'est un privilège qui concerne la pire des crapules.


Les séances de catéchisme sont-elles autre chose que le fait de faire miroiter aux enfants le diplôme de fin d'études sous forme de cadeaux de première communion ? Un vrai catéchisme ne devrait pas être un bla-bla théorique. La Terre Sainte est aujourd'hui la plus dénuée de paix évangélique. Aussi devrait-il être facile de parler aux enfants non pas d'un lieu géographique, mais de transposer la Terre Sainte dans le cœur de chacun.


Explique-t-on la loi du karma ? Non, cela sonne "barbare", et pourtant, dans l'Évangile de Jésus, on la découvre comme ce qu'il y a de plus pédagogique. Elle se résume à ceci : "On sera servi comme on aura servi les autres." C'est la loi de la rétribution. De la correction. Comme on a mis en sourdine les dogmes de l'enfer et du purgatoire, on a dû multiplier le nombre de policiers. La délinquance prospère car on se croit imprenable. Résultat, les prisons débordent. Jésus, pédagogue hors pair, disait : "Si tu joues avec le feu, tu périras par le feu ; si tu joues avec l'épée, tu périras par l'épée." Même à retardement, aussi vite que l'on puisse courir, la correction finit toujours par vous rattraper. Un curé bègue avait, en chaire, repris ces propos en disant : "Et celui qui joujoue avec les pépées, périra par les pépées." Ce qui est encore plus vrai.


Si je dis du mal de quelqu'un, je peux être sûr que j'entendrai la même chose à mon propos. Je me corrige au plus vite en pensant (et en disant) le maximum de mal de moi, afin de me sentir en paix. Je me permets même de me donner de l'avance. Ne jamais dire de mal des autres étant pratiquement impossible, je remplis ma banque de mal de moi, et je peux ainsi en dire un peu des autres sans en faire une maladie. Ma façon de pratiquer la charité n'est pas obligée d'être la même que celle de tout le monde. Si je souhaite à un PDG de devenir éboueur, ou à l'abbé qui m'a traité d'hérétique de retourner balayer son monastère, je ne commets aucun manquement à la charité, puisque c'est dans cette dernière fonction que j'ai rencontré la béatitude divine. Le pape saint Marcel n'a pas perdu une perle à son auréole de sainteté en se faisant garçon d'écurie.


On raconte à un petit Tibétain : "Tu es la réincarnation d'un grand saint !" On le pousse dans une cage à méditation (une horreur pour un Occidental...), sauf qu'il est ainsi devenu un saint. Et maintenant, comparez la tête qu'il fait sur tous les écrans de télévision du monde à celle de n'importe quel individu qui se lève le matin sans avoir médité sur le fait qu'il est le Christ...


Si l'on appelle Dieu "notre Père", c'est que l'on se prétend du même sang que Lui. Sinon, c'est un mensonge et mieux vaudrait dire "Monsieur le président". L'expression "fils adoptif" a été inventée par ceux qui préfèrent garder une distance respectable entre Lui et eux.


Un jour, au bord du Gange, je vis un petit garçon qui faisait pipi dans le fleuve sacré. Aussi sec, sa mère l'attrapa par l'épaule pour l'empêcher de continuer ce sacrilège. Avec l'aide d'un traducteur improvisé, qui transcrivit mes mots de l'anglais au hindi, je fis dire à la maman :

― Le Gange est encore plus sacré maintenant, parce que votre enfant est plus sacré que le Gange lui-même...

Je fus récompensé d'un profond, d'un immense sourire...


"Je me range parmi les païens facétieux, les premiers arrivés au royaume des cieux !" ― dixit Jésus. Car que l'on dise ce que l'on voudra, c'est Lui mon véritable moi. Un soufi me disait un jour :

― Il y a deux Jésus. Un fétiche, un bon fétiche, et un pas fétiche : le comportement.

Le mien, c'est l'offrande, le don de soi. Quand on s'étonne que je ne porte pas de croix à mon cou, et que je n'en mette pas non plus sur les murs, j'étends immédiatement mes deux bras et réponds :

― Et ça, alors ?

Je ne décolle pas de Lui, à l'instar de saint Jean, qui en avait fait son oreiller.


Sans radio, sans télévision,

Sans mots croisés, sans distractions,

Ah ! que serait grand mon ennui

Si je n'étais pas plein de Lui.


Si même par inadvertance

Ma bouche en forme de baiser

À peine un tantinet s'avance

C'est sur Lui qu'elle va se poser.


Pour qui ne Le connaît qu'un peu

Il y a peur, peine et ennui.

Pour qui sait la règle du jeu,

Tout est baiser d'amour de Lui.


Moine, comment va ton moral ?

Dit en me plaignant le monsieur.

Ma foi, je sens que j'irai mal

Quand n'ira plus bien le bon Dieu.


Moi, je fais tout ce que je veux,

Tout ce qui m'arrive est aubaine,

Car ma volonté et la Sienne

Ne doivent jamais faire deux.


Comme la vie devient exquise,

Quand on voit de tout fait divers

Comme d'une boîte à surprises

Le doigt de Dieu surgir en l'air.


Si mon langage a du mystère

Pour les savants et érudits,

C'est que cet argot-là, le Père

Ne l'a révélé qu'aux petits.


J'ai coutume de dire qu'un baiser échangé entre le pape et le dalaï-lama est plus œcuménique que des conférences et des colloques sans fin. Il est mal élevé de dire que toutes les religions se valent. Un enfant n'a pas le droit d'aller téter n'importe quelle femme du village, ce serait une belle pagaille. Il est tout aussi mal poli de prétendre que le lait de la voisine est moins bon. Mais on reconnaît un arbre à ses fruits... Mes proches libertins me reprochent d'être trop catho, tandis que le clergé me traite d'hérétique. Je suis en effet intransigeant sur les principes du décalogue, qui ressemble comme un frère à l'octuple sentier bouddhiste, aux lois coraniques et au sanatana dharma, la loi éternelle hindouiste. Je me sens en accord avec Vatican II, en souhaitant un Vatican III. Selon Vatican II, la religion est avant tout une démarche intérieure, et l'amour est le but de toutes les religions. Je trouve totalement périmée la démarche qui consiste à œuvrer pour que tout le monde pense de la même manière, et surtout rentre dans le paddock chrétien. Je me fais taxer de syncrétiste, mais j'en suis bien incapable, puisque je ne pratique aucun rite et n'appartiens à aucune institution. On ne peut mélanger des zéros. Le syncrétisme, qui fait peur aux traditionalistes, aura sans doute le même sort que les droits de l'homme. Condamnés par Grégoire XVI, ils sont aujourd'hui tellement incontournables que le théologien chargé de dénoncer les sectes disqualifie les systèmes qui n'en font pas cas.


Tout le monde devrait envier ma catholicité incoinçable. C'est Vinoba qui m'a contaminé. À sa sortie de prison, Gandhi lui avait demandé quel avait été le fruit de sa méditation. Il avait répondu :

― N'appartenir à aucune institution, mais être au service de tous.

L'anecdote qui suit illustre bien cette pensée. Une vingtaine d'enfants arrivèrent dans ma grotte un beau jour, accompagnés de leurs éducateurs. Tout ce petit monde s'installa autour d'un plat rempli de gâteaux. Les biscuits s'avalaient, les langues se déliaient. Mon regard se posa sur un garçon resté tout seul en bas du rocher.

― Pourquoi ne monte-t-il pas, celui-là ? demandai-je aux moniteurs.

― Il est musulman. Ses parents lui ont interdit d'entrer dans un lieu chrétien, me répondirent-ils.

Je m'adressai au garçon sur un ton mi-suppliant, mi-impérieux :

― Tu viens d'un pays étranger, tu ressembles à un enfant qui tète sa nourrice, et en même temps la griffe. Tu vas monter, je vais te faire une bise et tu vas me la rendre... L'enfant est monté. Il est venu vers moi. Je n'ai pas eu le temps de me pencher vers lui qu'il me sautait au cou. Il a ensuite sauté sur les gâteaux, bien plus appétissants que moi.


Vinoba raconte encore que les autres détenus se plaignaient de n'obtenir que très peu de livres en prison, contrairement à lui. L'explication ? Le grand sage ne lisait que des livres de spiritualité, qui paraissaient inoffensifs. Il ajoutait avec malice :

― Si les gardiens avaient su que ce sont les livres les plus contestataires et les plus révolutionnaires qui soient, ils se seraient bien gardés de me les donner !

C'est ainsi que l'Éducation nationale se charge d'emplir les têtes des élèves de bla-bla pour en faire des toutous bien dociles.


Quand enseignera-t-elle aux enfants qu'ils appartiennent à l'humanité avant d'appartenir à une ethnie ? "Jai Jagat !", le cri de rassemblement de Vinoba, est encore trop prophétique. "Vive l'humanité !" sonne encore trop partisan. L'attachement à la race, sa sacralisation, a créé le racisme. Ce qui n'est guère pensable collectivement l'est individuellement. Tous les gens qui souffrent de racisme, c'est par attachement à la race. Je suis pour ma part breton, mais je n'ai aucune frustration quand j'entends dire du mal des Bretons. Je me réfugie dans mon appartenance à l'humanité. Ceux qui insultent l'humanité s'insultent eux-mêmes. Mettre un bémol à l'intérêt pour sa race n'est valable que si l'on se retrouve en une race supérieure : la race humaine. Rencontrant un beau jour un harki qui souffrait d'être harki, je lui dis :

― Cesse de dire que tu es harki. Contente-toi de souligner que tu es un fils d'homme.

Il me répondit :

― Oui, mais si je ne dis plus que je suis harki, je ne vais plus recevoir les subventions des harkis...


La tradition est sacrée. Il faut faire comme on a toujours fait. Une novice carmélite a dû changer de carmel car les vieilles sœurs ne supportaient pas qu'elle change les chaises de place en faisant le ménage... Mon catéchisme est encore loin d'être à la mode et le clergé me regarde comme jadis le sanhédrin regardait Jésus.


" Où me suis-je vu maudit ?

Entre Jésus et Gandhi."


© Frère Antoine, « Le Paradis, c’est ici ! »

samedi 11 avril 2009

RETOUR AU BERCAIL

Arrivé à Chartres, je décidai (c'était la moindre des choses) de visiter la cathédrale. Impressionné par tant de magnificence, je n'entendis pas le sacristain annoncer la fermeture des portes. À peine libéré de prison, je me retrouvais à nouveau enfermé, certes avec Dieu et ses saints pour me garder, mais enfermé tout de même. J'eus l'idée de soulever les barres de la grande porte, qui ne s'ouvraient que pour un chef d'État ou le pape, et m'échappai en courant. On avait oublié de mettre le tapis rouge, dommage...


Presque un an après mon départ, je réintégrai le monastère. C'était la fin de la guerre. J'allais y rester cinq ans, jusqu'en 1950. Je repris mes vœux. J'acquis le titre de "révérend père" et fus affecté au réfectoire.


C'est à cette époque que je mis à la sculpture. Je sculptais tout d'abord en cachette, avec les matériaux qui me tombaient sous la main, essentiellement du plâtre et du bois, en m'aidant de couteaux. Les débuts furent difficiles. Il y avait dans la communauté un autre moine dont la peinture était l'activité principale, qu'il exerçait en toute liberté. Vivant au monastère, il y avait aussi installé son atelier, et s'occupait de toute la décoration. Autant dire qu'il ne vit pas d'un bon œil l'arrivée d'un rival potentiel.


Je travaillais à mes œuvres durant mon temps libre, et les montrais parfois à certains moines au courant de mes activités "illégitimes". Notre emploi du temps était cependant très chargé. Les rites qui réglaient notre vie commençaient par l'office de nuit, à 3 heures du matin. Suivaient une messe, un temps libre pour lire, méditer ou prier, et un petit déjeuner aux alentours de 5 heures. Ensuite, retour à la messe, travaux des champs et du jardin. Les heures suivantes étaient consacrées à l'étude, et spécialement à la théologie.


J'avais deux professeurs de théologie. L'un d'eux était une célébrité en la matière, un moine dominicain que l'on nous avait envoyé pour faire pénitence. Car, s'il était considéré comme un puits de science, il avait aussi péché par orgueil : alors qu'il prêchait dans une église, il avait refusé d'être interrompu pendant son sermon, et en avait interdit l'entrée à un retardataire. Manque de chance, l'homme était un soldat de retour de la guerre. Cette anecdote remonta jusqu'à ses supérieurs, qui estimèrent qu'un stage chez les cisterciens ne lui ferait pas de mal...


Le second enseignant était un ancien missionnaire ayant vécu vingt ans en Chine. Frère Jérôme y avait été fortement influencé par la spiritualité orientale, en particulier le taoïsme. Le principe du tao est l'ordre absolu, l'Évangile du verbe éternel. Le nom de cette religion ne m'était pas totalement inconnu. Bien des années auparavant, il y avait eu un vrai scandale, provoqué par des missionnaires chrétiens devenus taoïstes. Ils avaient trouvé dans le tao la même chose que dans l'Évangile, et pensaient qu'il était par conséquent complètement inutile d'expliquer l'Évangile de Jésus à des gens qui le pratiquaient aussi bien que des chrétiens au nom du tao. Ces missionnaires s'étaient bien sûr fait remonter les bretelles par Rome, Vatican II n'étant pas encore passé par là. L'ouverture aux autres religions était du domaine du rêve ; hors de l'Église, il n'y avait pas encore de salut. Quant à moi, la curiosité étant peut-être mon principal défaut, je m'étais précipité chez frère Jérôme afin qu'il m'enseigne son savoir.


En plus du taoïsme, je commençais à m'adonner sérieusement à la sculpture. Mon premier sujet fut un moine prosterné. Prophétique... Il se trouve toujours sur la table du supérieur pour donner le signal.


Bien qu'elles aient paru austères au jeune homme que j'étais, je n'ai jamais regretté ces années de vie monastique. Cette existence me convenait à de multiples égards. J'ai même toujours été persuadé qu'il me fallait en passer par là pour arriver à vivre plus tard selon mon désir. J'ai vécu cette période par amour, je ne l'ai jamais endurée comme une corvée. Jusqu'à aujourd'hui, je n'ai d'ailleurs jamais supporté une seule corvée : je fais une chose par amour, ou je ne la fais pas. Ce qui me déplaisait, c'était tous les rites dont ma vie s'encombrait. Lourds, pesants, fastidieux, je ne comprenais pas leur utilité. Trois, quatre, voire cinq messes servies à tour de rôle tous les jours, était-ce cela, être en contact avec Dieu ? Je ne le pensais pas.


N'oublions pas les moments euphoriques qu'étaient les pénitences. Parmi elles, il y avait ce que l'on appelait les "proclamations". Le jeu consistait, pour celui qui le voulait, à corriger l'un ou l'autre de ses frères : "Je proclame frère Baptiste pour avoir brisé la loi du silence" (ou avoir mangé du chocolat en cachette). Entre proclamation et délation, il n'y avait qu'un tout petit pas. Le but premier, la correction fraternelle, faisait souvent place au règlement de comptes. Aujourd'hui, cette pratique n'existe pratiquement plus, et c'est une bonne chose.


Chaque jour qui passait me donnait une raison de plus de vouloir reprendre ma liberté. Je prenais conscience qu'il était temps pour moi de souffler : mon tempérament indépendant reprenait le dessus.


Je ne le répéterai jamais assez : ces dix années m'ont apporté une grande discipline intérieure dont je ressentais un énorme besoin. J'ai ainsi appris à lutter contre ma tendance à la dispersion, à me recentrer. Si mes voyages en Inde m'ont été aussi bénéfiques, c'est, je crois, grâce à mon expérience monastique. Je n'ai donc aucun regret, même si j'ai toujours eu l'intime conviction que je ne passerais pas ma vie à l'intérieur d'un monastère.


Prendre la décision de partir ne fut pourtant pas chose facile. La pression que l'on nous faisait subir était lourde. Que l'on montrât un doute, une hésitation, un gramme de renoncement, immédiatement les autorités instillaient en nous la peur. La peur, la vraie, celle d'être damné à jamais. Cette peur, je l'ai éprouvée comme d'autres. J'ai su la surmonter, convaincu qu'il fallait que je suive mon chemin, certain aussi que rien n'est jamais définitif. Je voyais mon départ comme nécessaire et provisoire, l'important étant que je ne perde pas de vue l'Essentiel. Par grâce, je suis aujourd'hui un vieil homme qui voit toujours aussi bien qu'à vingt ans...



© Frère Antoine, « Le Paradis, c’est ici ! »

DIRECTION LA PRISON

Sans avertir qui que ce soit, selon mon habitude de franc-tireur, je pris un jour le train pour Marseille. Arrivé dans la cité phocéenne, il me restait à trouver un bateau. Et là, rien ne se passa comme je l'avais imaginé.


La guerre étant malheureusement toujours d'actualité, la police avait pour mission de garder un œil sur tous les passagers désirant embarquer pour l'Algérie. Sentant le vent tourner, nombre de français pro-allemands, comme nombre de déserteurs, étaient en effet prêts à payer le voyage qui leur éviterait la prison ou, pire, la condamnation à mort. C'est aussi bêtement que cela que je me fis épingler. Sur la demande d'un officier, je présentai mes papiers militaires. L'orthographe étant, comme on le sait, la science des ânes, c'est un âne, mais un âne à la vue perçante, qui me coinça. Mes papiers mentionnaient mon appartenance à la base aérienne d'Angers. Si ce corps d'armée ne manquait pas d'air, il manquait un "n" à "aérienne". L'officier, persuadé que mes papiers étaient des faux, ne fut pas long à prendre sa décision. Comme au Monopoly, j'avais tiré la mauvaise carte, et, sans repasser par la case départ, je me retrouvai en prison pour "présomption de désertion". Une simple faute de frappe avait anéanti mes projets de voyage.


Je passai dix-sept jours à l'ombre. Je fis le voyage de retour menottes aux poignets et entre deux gendarmes, jusqu'à ma base. J'y appris que les soldats de ma classe avaient été rappelés, comme il nous avait été mentionné lors de la conscription. J'avais évidemment depuis longtemps oublié ce petit détail. Je retrouvai donc ma caserne, mais cette fois en tant que prisonnier, et plus léger qu'au départ, car tout mon argent avait disparu : mon séjour dans la prison marseillaise avait été rentable pour l'officier qui m'y avait envoyé.


Je fus placé à la caserne militaire d'Angers. Je vécus là quelques moments assez drôles. Quoique sous la surveillance de militaires, on y était assez libre. À tel point que certains engagés ou appelés ne se privaient pas de faire le mur pendant la nuit. Ils rentraient au petit matin par le soupirail de la prison. Des évasions à l'envers ! Je n'ai personnellement jamais participé à ces joyeuses soirées, car j'avais conscience qu'il ne fallait pas pousser trop loin le bouchon. La présomption de désertion dont j'étais inculpé pesait quand même très lourd dans mon casier.


Durant ces quelques mois, je rencontrai des personnages hors du commun. L'un d'eux était gendarme, voleur de vélos à ses heures, et avait des dons de voyance. Il lisait les lignes de la main. Curieux, comme tout le monde, je lui présentai la mienne, et il s'écria :

― Toi, tu as l'étoile de la célébrité !

J'éclatai de rire, quand un homme fit son entrée. En croisant son regard, le gendarme nous dit :

― Celui-là est un tueur.

Peu de temps après, nous avions la confirmation que cet homme avait effectivement commis un crime. Comble de l'ironie, c'était un breton qui s'appelait Lecouèfet. Il y a des choses qui ne s'inventent pas...


Je fus ensuite transféré dans une autre prison où je restai six mois. La vie s'écoulait, tranquille. L'un des cuisiniers m'avait à la bonne, et j'avais souvent droit à des repas améliorés. Quant à l'adjudant de quartier, il me faisait tellement confiance qu'il cachait ses bouteilles sous mon lit. Personne ne savait que j'étais moine. J'étais considéré comme simple citoyen. Alors que j'avais été jugé dangereux au début de mon emprisonnement, ma constante bonne humeur m'avait vite valu une excellente réputation.


Sur le terrain où nous étions, se trouvaient de petits avions militaires endommagés. À fouiller dans les débris, je dénichai avec quelques copains un objet qui avait dû être une radio. Entièrement démontée, puis remontée, elle donnait le change, bien qu'aucun son ne puisse en sortir. Je faisais rire la compagnie quand, très professionnel, j'annonçais :

― Et maintenant, tout le monde à genoux ! Le pape va vous donner sa bénédiction !


Je quittai à regret cet endroit qui tenait plus de la colonie de vacances que de la prison, pour me présenter devant le tribunal militaire d'Orléans. En attendant mon jugement, je rejoignis un quatrième établissement pénitentiaire. Et là, ça ne rigolait plus du tout. La prison militaire ayant été bombardée, je me retrouvai dans une prison civile, avec des condamnés à mort pour compagnons de cellule. Certains jours, dans le froid du petit matin, on entendait de la cour le son des fusils. Nous étions en 1944, et un certain nombre de français ayant frayé avec les allemands étaient passés par les armes. Je passai trois mois dans cet environnement sympathique pour enfin comparaître devant le tribunal. Quelques temps auparavant, j'avais connu en prison un jeune garçon qui s'était fait coincer pour le vol d'un sac de farine. Il s'était extasié sur la médaille de Saint-Benoît que je portais autour du cou. Je la lui avais donnée.


Alors que mon jeune voleur avait un avocat pour le défendre, moi je n'en avais pas. Et pour cause : je n'avais prévenu personne de mes mésaventures. Ni le supérieur du monastère ni ma famille ne savaient que, depuis bientôt un an, je voyageais de prison en prison. Si l'on devait quelque peu s'étonner de la rareté de mes lettres, personne ne s'en inquiéta cependant outre mesure. Comme les quelques nouvelles que j'envoyais portaient le tampon de l'armée, tout le monde me croyait à la caserne ! L'avocat chargé de défendre le jeune homme à la médaille lui en demanda la provenance.

― C'est un copain en prison qui me l'a donnée, répondit-il.

Apprenant dans le même temps que je n'avais pas de défenseur, il me proposa gratuitement ses services ― que j'acceptai évidemment. Cet avocat généreux fut un martyr de la charité : il fut assassiné par un délinquant qu'il avait sorti de prison et hébergé chez lui...


Sans vouloir minimiser le talent de cet homme qui m'avait tendu la main, je pense que c'est surtout l'absence de preuves qui me fit acquitter.

― Enfin, s'écria l'avocat général, il y a désertion ou il n'y a pas désertion, il faudrait savoir!

Car si la désertion était lourdement pénalisée, surtout en temps de guerre, rien n'était prévu par la loi pour une simple présomption de désertion. Bref, je fus acquitté. J'eus même droit à des excuses, histoire de me faire oublier le temps passé en prison. Je récupérai aussi ma solde, qui m'avait été confisquée pendant tout ce temps. Il me restait encore un mois à tirer, que je passais dans un bureau à somnoler agréablement. Puis on me renvoya à Chartres rejoindre mon corps militaire. Et je refis mon baluchon.


© Frère Antoine, « Le Paradis, c’est ici ! »

SILENCE ! L'HABIT FAIT LE MOINE [Entrée au monastère]

Je n'ai pas choisi l'ordre cistercien par goût. C'est l'ordre sans doute le plus austère qui soit — et le drôle de zèbre que j'étais n'avait, a priori, pas le profil idéal. Non, c'est simplement que le monastère de Port-du-Salut se trouvait à dix kilomètres de Laval !


Je savais que je n'avais pas choisi la facilité, mais une envie indicible me poussait. Je voulais à tout prix effectuer un retour aux sources du monachisme ancien, rencontrer l'idéal de pauvreté et de retrait du monde. Peut-être aussi voulais-je me prouver que j'étais capable de me soumettre à une règle, même si jusqu'à présent tout démontrait le contraire. Peut-être voyais-je comme un défi l'idée de troquer mon insouciance contre le volontarisme. En tout cas, j'étais prêt à tout pour atteindre cet absolu.


Il me fallait pour cela devenir un moine cistercien parfait : un contemplatif et un pénitent capable de mortifier son corps par l'ascèse. Depuis mes années de collège, j'avais refusé la richesse et ses signes extérieurs. Je devais maintenant apprendre à vivre sans parler, sans le plaisir de goûter un bon repas, et m'initier au travail manuel. J'attendais des vertus pratiquées qu'elles m'aident à atteindre la pureté, qu'elles soient pour mon âme, libérée des exigences du corps, un moyen de m'abandonner à Dieu. J'étais prêt pour mon voyage vers la spiritualité.


À dix-huit ans et en pleine guerre, j'entrai au monastère. Mon premier jour fut aussi ma première épreuve. On m'attribua une chambre à l'hôtellerie. Je rangeai mes quelques affaires et décidai de faire un peu de toilette. Quand je voulus me servir du broc, je compris, à l'odeur et à la couleur de l'eau, que mon prédécesseur ne faisait pas de manières. Il avait tout simplement pissé dedans ! Je surmontai mon dégoût et y plongeai mes mains. Je considérai cela comme une épreuve que l'on m'infligeait. C'est à partir de ce moment-là que je décidai d'accepter tout ce qui m'arriverait.


Mes compagnons de route étaient des collégiens et des lycéens. Aucun ne resta au monastère. Le confort était plus que spartiate, la nourriture frugale, l'hygiène médiévale. Nous gardions notre robe pour dormir. Dans notre solitude, les puces nous tenaient compagnie. Les rites nous accompagnaient tout au long de la journée. Dès 6 heures du matin, nous avions droit à la messe privée. À 10 heures, une autre messe, puis la messe matinale que l'on servait dans des chapelles différentes. Et puis l'office ordinaire du jour, l'office de la Sainte-Vierge, l'office des morts lorsque par hasard il y avait un moment de creux. Et cela tous les jours ! C'était relativement encombrant.


L'interdiction de parler faisait partie du jeu. De temps en temps, on avait cependant le droit d'enfreindre la règle, toujours après l'avoir demandé, afin de s'entretenir avec le supérieur, le maître des novices ou notre confesseur. Entre novices, le silence était obligatoire, de même qu'entre moines. Outre les offices religieux, un certain nombre de cours étaient au programme. Tous les matins, nous avions droit aux homélies du supérieur. Beaucoup de moines, surtout parmi les plus âgés, en profitaient pour terminer leur nuit. Le supérieur, qui avait un certain sens de l'humour, commençait parfois ses phrases par "Hitler a dit...", ce qui avait pour effet de les réveiller en sursaut. Je n'avais quant à moi pas besoin de me faire secouer. Ces discours me passionnaient.


Après les deux années de noviciat et la profession temporaire, d'autres matières se succédaient : philosophie, théodicée, théologie, le tout pendant quatre ans. Entre ces deux périodes, j'eus droit à une récréation. C'était toujours la guerre et j'étais appelé au service militaire. Je me retrouvai donc un beau jour à la caserne, en compagnie d'étudiants, de moines et de séminaristes. Je ne restai là que quelques heures : aucune structure ne pouvant nous accueillir, on nous renvoya illico chez nous, en attendant que nous soyons rappelés individuellement.


L'appel sous les drapeaux m'avait automatiquement relevé de mes vœux temporaires. C'était la loi. L'apprenti moine était de retour chez sa mère ! À l'époque, lorsqu'un conscrit revenait dans sa famille, la tradition voulait que les parents, amis et voisins lui fassent des dons, sous forme de cadeaux ou d'espèces sonnantes et trébuchantes. Je me retrouvai donc, bien malgré moi, les poches plus remplies qu'elles ne l'avaient jamais été. Je tournai en rond à la maison pendant huit jours, et décidai de réaliser un rêve qui me hantait depuis toujours : découvrir le Sahara.


© Frère Antoine, « Le Paradis, c’est ici ! »

mercredi 4 mars 2009

IL ÉTAIT UNE FOI ! [Vocation de Frère Antoine]

Je n'avais pas montré de réticences à l'idée d'une vie sacerdotale. Comme je l'ai déjà dit, la seule chose que j'avais refusée, c'était de travailler à la ferme. Pour le reste, je n'avais pas d'avis. La foi, je crois bien l'avoir toujours eue. Je suis né avec. On ne se posait d'ailleurs pas la question. Nourrie de catholicisme, la famille en suivait les dogmes et les rites, sans pour autant en faire un sujet de conversation quotidien. À vrai dire, on n'en parlait pratiquement jamais. Il n'y avait même pas de bible à la maison. À l'époque, la seule reconnue était en latin, ce qui, pour les paysans, ressemblait fort à de l'hébreu. Il n'y avait pas de livres non plus, hormis "L'Almanach Vermot", une lecture peu enrichissante pour un futur prêtre.


Sans bible, et peut-être sans véritable raison non plus, peu après mes quinze ans j'entrai dans une phase mystique. Alors que j'étais malade et, de ce fait, de retour à la maison, je commençai à lire "La Vie des saints", seul livre à ma disposition, prêté par le curé. Cette lecture m'a transporté et a fortement décidé de la route que j'allais prendre.


Je me mis à me désintéresser des choses matérielles, des situations quelconques, et même de la fonction pour laquelle j'avais été, d'une certaine manière, programmé : la prêtrise. Plus ça allait, et moins je m'imaginai en curé de paroisse. Rien que l'idée de devoir un jour revêtir l'horrible soutane noire me faisait frémir. Paradoxalement, je ressentais dans le même temps une véritable euphorie, toute spirituelle. Je pensais que cet état ne pourrait jamais m'abandonner, et que ce sentiment serait définitif.


Un an plus tard, j'accompagnai l'une de mes sœurs en pèlerinage à Lourdes. Nous étions convenus d'aller chacun de notre côté, et de nous retrouver à l'hôtel. Dans la célèbre grotte, je repérai un drôle de bonhomme enveloppé dans un capuchon. J'eus bizarrement le sentiment que j'avais affaire à un ermite. L'étrange personnage sortit, et partit droit devant lui. Sans réfléchir, je le suivis sur deux ou trois kilomètres. J'étais persuadé qu'il allait rejoindre sa grotte dans la montagne, et pensais naïvement lui demander de m'accueillir. Je renonçai toutefois à ce projet, par égard pour ma sœur, qui devait m'attendre.


Cette vision fut sans doute capitale pour moi, peut-être mon premier pas en direction de la spiritualité. À partir de là, je crois, a débuté concrètement ma quête d'absolu. Au cours de l'année, avec le collège, nous étions allés en congrès à Lisieux. J'avais assisté, par hasard mais avec stupeur, à une altercation entre deux chanoines - l'un prétendant que l'autre n'avait pas le droit de porter le camail, ce petit manteau que portent les dignitaires ecclésiastiques. En gros, les deux prêtres se disputaient sur le privilège de porter un bout de tissu ! Je réalisais qu'il y avait un gouffre entre ce que l'on nous enseignait au catéchisme et ce que l'on vivait partout, y compris parmi les hommes d'Église. Je découvrais que ceux-là mêmes qui auraient dû être empreints de sagesse, se laissaient submerger par le goût du prestige et du pouvoir. Triste révélation !


C'est ainsi que je me confortai dans ma décision de ne pas devenir curé : je serais moine. Je fis part de mes réflexions à ma mère. Elle fut bien évidemment déçue. Je ne mis pas longtemps à la convaincre que le blanc, couleur des moines cisterciens, était bien plus seyant que le noir - et surtout que la vie monastique était bien supérieure à la vie ecclésiastique. J'en suis toujours convaincu. Il suffit de comparer le comportement des intéressés. La plupart du temps, lorsqu'un prêtre devient moine, on peut penser qu'il monte les marches de la spiritualité. Quand un moine devient évêque, il est à craindre qu'il les descende... Depuis toujours, l'Église a engendré des hommes de pouvoir. Beaucoup d'ecclésiastiques ont été, dans des périodes pas si lointaines, obnubilés par l'apparence et le tralala qui va avec. Il a fallu Vatican II pour que le pape supprime ses trois chapeaux, et que les cardinaux acceptent de raccourcir de quelques décimètres la queue de leur manteau. C'est dire si certaines préoccupations des hommes d'Église sont importantes...


Sans rien dire à personne, alors que devait commencer le troisième et dernier trimestre au collège, je me fis conduire en taxi jusqu'au monastère le plus proche. Je dépensai tout mon argent de poche dans la course, et fis les dix kilomètres de retour à pied. J'avais trouvé le lieu qui me convenait. Je n'avais emmené au collège ni livres ni crayons. J'assistais aux cours les bras croisés. C'était en quelque sorte une révolte paisible. Je finis l'année sans honneurs, sans même me présenter au brevet, mais épris d'absolu. J'avais décidé de vivre pleinement ce que l'on m'avait enseigné. Sans compromis, sans concessions, sans faiblesses.



© Frère Antoine, « Le Paradis, c’est ici ! »

lundi 2 mars 2009

La Non-dualité

Le 17 mars 1978, comme j’avais fait deux grandes tartes aux pommes en prévision d’une visite de deux abbés cisterciens qui n’étaient pas venus, vers le soir un groupe arrive à la grotte. Je reconnus tout de suite le principal personnage pour l’avoir vu en hors-texte sur une brochure de spiritualité hindoue. C’était Chandra Swami, un sage et ermite de l’Himalaya. Il passe six mois de l’année dans sa solitude du Cachemire et les six autres à faire le tour du monde aux frais de ses disciples. Présentement, il venait de Suisse et se rendait en Grande-Bretagne, ayant pour chauffeur un professeur de yoga d’Aix qui me connaissait, et une jeune fille venue tout exprès du Canada pour rencontrer le Swami.


Je m’empressai de lui céder mon siège de luxe, mais il ne s’y casa qu’après beaucoup de protestations. Voyant qu’il s’était déchaussé, je donnai ordre à son disciple d’aller chercher ses souliers dehors et de les lui remettre aux pieds. Après avoir parlé de tout et de rien, Chandra Swami me demanda par ses interprètes s’il pouvait me poser une question. J’acquiesçai, gêné comme un élève de sixième devant le jury du certificat d’études et j’essayai de gagner du temps en proposant : « J’ai fait deux grosses tartes aux pommes pour deux abbés qui ne sont pas venus... Puis-je en offrir à Swamiji ? » Le professeur de yoga ne se donna pas la peine de traduire et répondit lui-même : « Il adore ça ! »


Pendant qu’on se partageait la tarte, Chandra Swami, se recueillant, revint à sa question : « According to Christian spirituality... » Je me dis : « Ça y est... Le voilà parti dans des dissertations dogmatiques. » « D’après le christianisme, dit-il, Dieu est le Créateur de l’Univers et il est tout amour et béatitude infinis. Comment conciliez-vous cela avec le sentiment de la souffrance et de la misère qu’on voit dans le monde ? »


En attendant que le Saint-Esprit arrive, je lui dis : « La réponse que Swamiji trouve dans son cœur hindou doit être la même que peut trouver un cœur chrétien.

Quelle est cette réponse ?

Quand on voit un enfant sortir d’une maison en poussant des cris horribles, parce qu’il a reçu une raclée, la première attitude juste est de se réjouir, car c’est la preuve qu’il n’est pas orphelin. » Le traducteur éclata de rire et traduisit.


Le sage de l’Himalaya joignit les mains et répondit : « C’est une bonne réponse pour quelqu’un qui a la foi. » Je pensai qu’il attendait une autre réponse pour ceux qui ne l’ont pas et je continuai : « Ceux qui sont dans l’ignorance sont comme des gens endormis et Dieu est le chirurgien qui profite de ce sommeil pour faire des opérations. Ce qui est important, c’est de ne pas se mettre à l’abri de son intervention. » J’étais content de la réponse que je venais juste de trouver dans le manuscrit autobiographique de sainte Thérèse. Le sage avait l’air satisfait, mais il ne m’a donné que 18 sur 20.


« En vérité, dit-il, cette question ne peut être posée qu’à Dieu lui-même. » Le professeur dit : « Mais pour poser une pareille question à Dieu, il faut être en initimité avec Lui. » Et moi, je m’empressai d’ajouter : « Quand on est en intimité avec Dieu, on n’a plus de question à poser. » Le moine hindou, advaïtin impénitent, voulut avoir le dernier mot : « Il n’y a même plus personne pour poser la question... »


© Frère Antoine, « Une Bouffée d’ermite ».

La Rémunération

Mon frère, alors qu’il était maire de notre village natal, prit une fois un congé de dix jours à ma grotte, en 1974. Il venait voir, disait-il, comment je vivais sans argent, sans travail, sans faire aucune course ni m’adonner à la mendicité. Le lendemain de son arrivée, il s’assied devant la grotte pour admirer le paysage qui, comme on le sait, est de plus de quatre étoiles.


Vers dix heures, voilà un couple qui monte, qui s’assied à son tour et qui cause. La dame commence par se plaindre de l’autoroute qui rogne le pied du Rocher, traverse le bord des paupières et pénètre de tout son bruit dans nos oreilles. De l’autoroute, la dame fait glisser ses plaintes sur la société de consommation, de là sur la politique et, pour n’oublier personne, sur la religion.


Je lui fais remarquer que l’autoroute est tout à fait innocente du crime dont elle l’accuse. Elle est bien incapable de faire du bruit toute seule mais que ce sont les voitures dessus et que les voitures n’en feraient pas non plus s’il n’y avait dedans un petit frère ou une petite sœur. Qui plus est, elle, cette dame, y était hier et y sera demain.


Pour la société, je lui donnai l’exemple du bon acteur qui joue sans décor. Plus l’artiste est un bon artiste, moins il fait cas du décor. Celui qui râle contre la société, c’est qu’il se prend pour un insecte épinglé sur le décor. Pour la politique, je lui dis qu’elle n’était pas obligée de monter sur la scène des guignols, mais qu’elle pouvait assister en se désopilant aux rôles pantominables qui y étaient joués.


Je poursuivais hardiment, comme un avocat éloquent, à infirmer le répertoire de la dame sur la religion, les sectes et le reste, car elle était intarissable. Et quand elle eut reçu son saoul, elle s’en retourna avec son mari. Mon frère, qui avait gardé le silence, me dit seulement : « Eh ben ! si c’est comme ça que tu reçois les gens ! Ce ne sont pas ceux-là qui vont t’apporter à manger ! »


Le lendemain matin, à la même heure, alors que mon frère digérait devant la grotte le jambon de son petit déjeuner qu’il avait apporté avec lui, voilà qu’arrive le mari de la dame, tout seul. Il montait en soufflant car au bout de ses bras pendaient deux sacs extrêmement lourds. Il les posa sur la table extérieure et, sortant un à un du sac, pains, gâteaux, fromages, lait, vin, fruits : « C’est à cause de ce que vous avez dit à ma femme hier. »


© Frère Antoine, « Une Bouffée d’ermite ».