Dieu est mon compagnon de route, mon guide. Je le connais depuis mon enfance. Je le côtoie depuis ma jeunesse. Il m'habite depuis toujours. Qui est ce Dieu ? Ou qu'est-ce que ce Dieu ? Dieu, c'est très simple. C'est l'Essentiel, c'est l'Amour, c'est la Vie. Je ne crois pas au Dieu à la barbe blanche, là-haut sur son nuage, regardant d'un œil amusé les Lilliputiens que nous sommes. Je ne crois pas en un Dieu bon, à celui qui nous distribue les bonnes choses de la vie, qui empêche les enfants de mourir. Celui-là est un faux dieu. C'est une idole, un fétiche que les hommes ont fabriqué. J'adhère, une fois n'est pas coutume, à la parole d'un évêque qui a dit : "Le Dieu que nient les athées, nous le nions aussi." Le Dieu qui ressemblerait au Père Noël se déguisant parfois en Père Fouettard me fait rire et m'afflige tout autant. Dieu est simplement le meilleur de nous-mêmes. Il y a une part de Dieu dans chacun d'entre nous.
Nombre de gens ont encore besoin de donner un nom à Dieu. Nombre de gens ont encore besoin de cultes, de rites, d'images. Laissons-les faire. Leurs pratiques ne sont que des moyens, des véhicules. Si certains ne peuvent arriver au royaume des cieux qu'en voiture, laissons-leur ce carrosse. Pourtant, rencontrer Dieu est moins compliqué que ça n'en a l'air. Dieu, c'est le comportement. Notre comportement ― de chaque jour, de chaque minute, de chaque seconde. Un comportement qui va nous donner la béatitude éternelle. C'est pourquoi l'on peut voir Dieu toujours, partout, tout le temps. Puisqu'Il est en nous.
Un jour, alors que je faisais du stop, une voiture me dépassa. Elle s'arrêta deux cents mètres plus loin, puis repartit en marche arrière, faisant crisser ses pneus sur les graviers. Je montai. J'échangeai quelques mots avec le conducteur. Il me demanda ce que je faisais là, et qui j'étais.
― Je suis ermite, lui répondis-je.
― Et vous avez déjà vu Dieu ? m'interrogea l'homme, sceptique.
― Bien sûr, répliquai-je en souriant. Pas plus tard qu'il y a quelques minutes. Il vient de faire deux cents mètres en marche arrière !
En entendant sa canonisation, il a augmenté sa dose de divinisation en me conduisant à destination. C'est pourtant vrai. Un individu qui a ce comportement de générosité spontanée, d'altruisme, c'est Dieu. Le royaume des cieux, il existe là, ici et maintenant, dans notre attitude.
Chacun peut nommer Dieu comme bon lui semble. Sœur Usha (Aurore), de l'ashram de Vinoba, écrivit un jour ce poème :
J'ai donné un surnom à mon Dieu
Je l'appelle "Aise"
Aise m'a donné une devise
Pas d'empressement !
Pas de soucis !
Et depuis
Dans l'Aise je travaille
Dans l'Aise je pense
Dans l'Aise je dors
Et dans l'Aise j'accomplis toute chose.
La prière peut être un moyen de communiquer avec Dieu. Et l'on peut prier sans connaître la moindre prière, puisque c'est avant tout un facteur d'harmonie. Ce n'est jamais une méthode pour obtenir une domination quelconque sur les événements, contrairement à ce que croient certains. Ce n'est pas en priant que le monde changera. C'est peut-être en priant que l'homme lui-même changera, car, après tout, l'évolution est dans sa nature. Et si c'est la solution pour arriver au véritable but, l'état de paix, de sérénité, de joie intérieure, je vous en prie, priez ! La prière, comme le silence ou la solitude, chacun est, à un moment ou un autre, appelé à la pratiquer, même ceux qui n'ont ni foi ni certitude. La prière instinctive est aussi naturelle que le besoin de nutrition ou de reproduction. C'est une aspiration au meilleur, comparable à la montée de sève dans les branches d'un arbre. À la prière peut s'ajouter la technique du yoga, qui n'est rien d'autre que l'union du corps et de l'esprit, et un moyen propice à la méditation. Il s'agit de se concentrer sur soi, non pour se regarder le nombril et s'en trouver bien aise, mais pour mieux vivre avec les autres.
Si l'on veut réellement savoir ce qu'un prêtre pense, on n'y arrivera pas en allant écouter ses sermons, où il se sent surveillé, entre sa hiérarchie en haut et ses ouailles en dessous, plus ou moins conditionnées par des appartenances politico-religieuses... Mieux vaut l'inviter à sa table avec une bonne bouteille ! Enfant et adolescent, je ne connaissais que la religion catholique. Je croyais que tous les chrétiens, et a fortiori les catholiques, étaient les seuls à détenir la vérité. Mon séjour en Algérie, où j'ai rencontré pour la première fois des juifs et des musulmans, a remis, ou plus exactement, mis mes pendules à l'heure. J'ai appris que le comportement des adeptes des autres religions pouvait être aussi bon, aussi sain, aussi spirituel que celui d'un chrétien. Cela me paraît aujourd'hui effroyablement basique, mais c'était il y a presque cinquante ans ! J'ai compris à ce moment-là, et plus tard avec le bouddhisme et l'hindouisme, que la religion importe peu. Une seule chose est indispensable : aller à l'essentiel. Et l'essentiel est le même pour tous.
Cela fait bien longtemps que l'on ne m'interroge plus sur ce qu'est la religion, pas plus que je ne m'interroge moi-même sur l'œcuménisme, le pan-œcuménisme, ou l'interreligieux. Je laisse le monde religieux et monastique institutionnel continuer, tels les prophètes de Baal, à pousser des cris vers le Ciel, pour qu'il daigne en finir avec la tour de Babel des religions. Dieu est descendu du ciel pour brouiller les langues. C'est donc que les divergences l'amusent, et moi aussi.
Lors d'un voyage en Inde, j'assistais à la messe dans une église catholique. Je portais un t-shirt "de marque"... griffé Vinoba. Il montrait le visage d'un enfant qui rit, et l'on pouvait y lire la devise "Jai jagat !", ce qui signifie "Vive le monde !". À la fin de l'office, deux femmes indiennes vinrent me voir tour à tour. La première, l'air triste et même revêche, me dit :
― Vous n'êtes pas chrétien !
― Si, répondis-je. Et Vinoba est plus chrétien que vous ne l'êtes vous-même. Votre Jésus est un fétiche, vous adorez une idole, ajoutai-je par provocation. Le coup avait porté. Elle partit offusquée. La deuxième paroissienne arriva tout sourire. Elle prit mes mains dans les siennes, et s'en retourna sans dire un mot. Dans la même église, deux personnes, deux attitudes ― l'une ouverte et l'autre fermée.
Au cours de mes multiples voyages en Inde, j'ai rencontré des Indiens se référant à Gandhi, et se comportant de la même façon que les chrétiens qui se réfèrent à Jésus. Gandhi, dont la mort, à deux mille ans d'intervalle, est une réplique de celle de Jésus... Ce sont les traditions qui les ont condamnés, l'un et l'autre. C'est au nom de la tradition que l'on tue, en la sacralisant au lieu de l'utiliser pour transmettre l'essentiel. Il est intéressant de voir qu'en latin, "tradition" et "trahison" se disent de la même manière. Gandhi a été assassiné un vendredi, à la même heure que Jésus. Dans le musée qui lui est dédié, est conservée l'une des balles qui l'ont tué. Sous l'écrin il est écrit : "Une des trois balles que notre père a reçues de nous !" - sublime confession que l'on ne trouve pas sous les reliquaires de la vraie Croix.
Le Verbe s'est fait chair en Asie Mineure.
La chair s'est fait Verbe en Asie Majeure.
L'Inde est le pays où le Verbe a parlé, et continue de parler aujourd'hui, se manifestant plus que partout ailleurs dans le monde. Ce n'est pas parce qu'Il parle plus fort, mais simplement parce qu'il y a davantage d'oreilles tendues vers lui. Saint Jean, dans le prologue de son Évangile, ne dit rien d'autre. Dans une vie, c'est le comportement qui manifeste Dieu : si je dis que je Le vois dans le sourire des enfants, c'est qu'eux L'ont, ainsi que l'a dit Jésus. Quant au comportement d'un ermite de mon espèce, c'est de se mettre à la dernière place. De perdre tout sens de la respectabilité - la seule manière de ne plus ressentir aucune injure.
Sainte Thérèse disait qu'elle ne pouvait plus réciter la phrase du Pater : "Pardonnez-nous comme nous pardonnons." Elle n'avait rien à pardonner à personne, ce que son confesseur, le père Banès, un dominicain, ne cessait de lui reprocher. Ce sentiment est illustré par une anecdote qui me revient à l'esprit. Une bande de loubards m'avait quelque peu malmené. Des visiteurs, l'ayant appris, me questionnèrent à ce sujet. Voici ce que je leur répondis :
- Lorsque des gens mal dans leur peau se défoulent sur un homme qui ne revendique aucune respectabilité, ils rendent service au monde entier ! C'est moins dommageable que de vandaliser l'Élysée ou une basilique, qui ont une respectabilité à tenir. Ils ne causent du tort qu'à eux-mêmes, et devront le payer d'une manière ou d'une autre - d'autant plus rapidement que la personne "malmenée" ne prend pas mal le sort qui lui a été réservé. C'est la loi du karma, ou de la rétribution, qui remet tout en ordre en son temps, et qui permet à celui qui voit cette loi de sourire en coin - béatifiquement.
Un académicien perspicace se posait un jour la question suivante : "Si le mystère du Christ s'était manifesté sur une autre planète, quelle forme aurait-il pris ?" Je pense qu'il n'est pas nécessaire d'aller voir sur une autre planète. Il suffit de jeter un coup d'œil sur l'autre versant de la nôtre, au pays de la sagesse, de la non-violence, des arts martiaux bien compris. Il suffit de ne pas répondre à la violence par la violence. De recevoir les coups et d'évacuer l'agressivité de soi comme de son adversaire. Sur le ring de la Palestine, Jésus n'a rien fait d'autre.
La théologie chrétienne ne devrait pas bouder la trinité hindoue. Quand le Père, le Fils et le Saint-Esprit s'en vont en pèlerinage en Inde, ils rencontrent Brahma, Shiva et Vishnou : le Créateur, le Destructeur et le Conservateur, en une seule et même entreprise, service après-vente compris. On n'a pas à dire devant une catastrophe : "C'est le diable, ce sont les méchants !" C'est un seul et même Dieu en trois personnes. Tout ce que je dis là, en langage d'ouvrier manœuvre, un bénédictin, le père Lesaux, est en quarantaine pour l'avoir dit en langage herméneutique thomiste.
Ce sont les spectateurs qui ont fait du mystère de la rédemption une pièce de théâtre, et même un drame. Ce n'est pas un drame, c'est un acte d'amour libre. Une offrande généreuse et joyeuse. Mais la horde judéo-chrétienne l'a kidnappée et enfermée dans son monde de possession. On l'a affublée de termes en usage dans un univers de banquiers, de marchands, de financiers, et toute la théologie s'est emplie de ces mots : rachat (rédemption), dettes, économie du salut... Dieu est devenu le Grand Boss au lieu du Bien-Aimé - l'oreiller de Saint Jean pour les intimes. Jésus a dit : "Ma vie, nul ne la prend ; c'est moi qui la donne." Cette phrase cloue le bec à tous les amateurs de sensations, de romans à suspense. Un stoïcien l'avait aussi prononcée, juste avant de se faire couper la tête. Seul celui qui sourit comme le Christ de Lérins peut comprendre.
Ma mère était une super-dame catéchiste avec son dogme de la grosse bête dans le puits - fabulation hautement pédagogique puisqu'elle m'évita de me noyer... L'idolâtrie, c'est de se prosterner devant quelque chose que l'on ne deviendra jamais, c'est adhérer à un dogme qui ne nous concerne pas. S'il y a un ressuscité, c'est que cela doit arriver à tout le monde. S'il y a une "assomptionnée", c'est que tout le monde doit pouvoir en profiter.
S'il y a une Immaculée Conception, c'est que c'est un privilège qui concerne la pire des crapules.
Les séances de catéchisme sont-elles autre chose que le fait de faire miroiter aux enfants le diplôme de fin d'études sous forme de cadeaux de première communion ? Un vrai catéchisme ne devrait pas être un bla-bla théorique. La Terre Sainte est aujourd'hui la plus dénuée de paix évangélique. Aussi devrait-il être facile de parler aux enfants non pas d'un lieu géographique, mais de transposer la Terre Sainte dans le cœur de chacun.
Explique-t-on la loi du karma ? Non, cela sonne "barbare", et pourtant, dans l'Évangile de Jésus, on la découvre comme ce qu'il y a de plus pédagogique. Elle se résume à ceci : "On sera servi comme on aura servi les autres." C'est la loi de la rétribution. De la correction. Comme on a mis en sourdine les dogmes de l'enfer et du purgatoire, on a dû multiplier le nombre de policiers. La délinquance prospère car on se croit imprenable. Résultat, les prisons débordent. Jésus, pédagogue hors pair, disait : "Si tu joues avec le feu, tu périras par le feu ; si tu joues avec l'épée, tu périras par l'épée." Même à retardement, aussi vite que l'on puisse courir, la correction finit toujours par vous rattraper. Un curé bègue avait, en chaire, repris ces propos en disant : "Et celui qui joujoue avec les pépées, périra par les pépées." Ce qui est encore plus vrai.
Si je dis du mal de quelqu'un, je peux être sûr que j'entendrai la même chose à mon propos. Je me corrige au plus vite en pensant (et en disant) le maximum de mal de moi, afin de me sentir en paix. Je me permets même de me donner de l'avance. Ne jamais dire de mal des autres étant pratiquement impossible, je remplis ma banque de mal de moi, et je peux ainsi en dire un peu des autres sans en faire une maladie. Ma façon de pratiquer la charité n'est pas obligée d'être la même que celle de tout le monde. Si je souhaite à un PDG de devenir éboueur, ou à l'abbé qui m'a traité d'hérétique de retourner balayer son monastère, je ne commets aucun manquement à la charité, puisque c'est dans cette dernière fonction que j'ai rencontré la béatitude divine. Le pape saint Marcel n'a pas perdu une perle à son auréole de sainteté en se faisant garçon d'écurie.
On raconte à un petit Tibétain : "Tu es la réincarnation d'un grand saint !" On le pousse dans une cage à méditation (une horreur pour un Occidental...), sauf qu'il est ainsi devenu un saint. Et maintenant, comparez la tête qu'il fait sur tous les écrans de télévision du monde à celle de n'importe quel individu qui se lève le matin sans avoir médité sur le fait qu'il est le Christ...
Si l'on appelle Dieu "notre Père", c'est que l'on se prétend du même sang que Lui. Sinon, c'est un mensonge et mieux vaudrait dire "Monsieur le président". L'expression "fils adoptif" a été inventée par ceux qui préfèrent garder une distance respectable entre Lui et eux.
Un jour, au bord du Gange, je vis un petit garçon qui faisait pipi dans le fleuve sacré. Aussi sec, sa mère l'attrapa par l'épaule pour l'empêcher de continuer ce sacrilège. Avec l'aide d'un traducteur improvisé, qui transcrivit mes mots de l'anglais au hindi, je fis dire à la maman :
― Le Gange est encore plus sacré maintenant, parce que votre enfant est plus sacré que le Gange lui-même...
Je fus récompensé d'un profond, d'un immense sourire...
"Je me range parmi les païens facétieux, les premiers arrivés au royaume des cieux !" ― dixit Jésus. Car que l'on dise ce que l'on voudra, c'est Lui mon véritable moi. Un soufi me disait un jour :
― Il y a deux Jésus. Un fétiche, un bon fétiche, et un pas fétiche : le comportement.
Le mien, c'est l'offrande, le don de soi. Quand on s'étonne que je ne porte pas de croix à mon cou, et que je n'en mette pas non plus sur les murs, j'étends immédiatement mes deux bras et réponds :
― Et ça, alors ?
Je ne décolle pas de Lui, à l'instar de saint Jean, qui en avait fait son oreiller.
Sans radio, sans télévision,
Sans mots croisés, sans distractions,
Ah ! que serait grand mon ennui
Si je n'étais pas plein de Lui.
Si même par inadvertance
Ma bouche en forme de baiser
À peine un tantinet s'avance
C'est sur Lui qu'elle va se poser.
Pour qui ne Le connaît qu'un peu
Il y a peur, peine et ennui.
Pour qui sait la règle du jeu,
Tout est baiser d'amour de Lui.
Moine, comment va ton moral ?
Dit en me plaignant le monsieur.
Ma foi, je sens que j'irai mal
Quand n'ira plus bien le bon Dieu.
Moi, je fais tout ce que je veux,
Tout ce qui m'arrive est aubaine,
Car ma volonté et la Sienne
Ne doivent jamais faire deux.
Comme la vie devient exquise,
Quand on voit de tout fait divers
Comme d'une boîte à surprises
Le doigt de Dieu surgir en l'air.
Si mon langage a du mystère
Pour les savants et érudits,
C'est que cet argot-là, le Père
Ne l'a révélé qu'aux petits.
J'ai coutume de dire qu'un baiser échangé entre le pape et le dalaï-lama est plus œcuménique que des conférences et des colloques sans fin. Il est mal élevé de dire que toutes les religions se valent. Un enfant n'a pas le droit d'aller téter n'importe quelle femme du village, ce serait une belle pagaille. Il est tout aussi mal poli de prétendre que le lait de la voisine est moins bon. Mais on reconnaît un arbre à ses fruits... Mes proches libertins me reprochent d'être trop catho, tandis que le clergé me traite d'hérétique. Je suis en effet intransigeant sur les principes du décalogue, qui ressemble comme un frère à l'octuple sentier bouddhiste, aux lois coraniques et au sanatana dharma, la loi éternelle hindouiste. Je me sens en accord avec Vatican II, en souhaitant un Vatican III. Selon Vatican II, la religion est avant tout une démarche intérieure, et l'amour est le but de toutes les religions. Je trouve totalement périmée la démarche qui consiste à œuvrer pour que tout le monde pense de la même manière, et surtout rentre dans le paddock chrétien. Je me fais taxer de syncrétiste, mais j'en suis bien incapable, puisque je ne pratique aucun rite et n'appartiens à aucune institution. On ne peut mélanger des zéros. Le syncrétisme, qui fait peur aux traditionalistes, aura sans doute le même sort que les droits de l'homme. Condamnés par Grégoire XVI, ils sont aujourd'hui tellement incontournables que le théologien chargé de dénoncer les sectes disqualifie les systèmes qui n'en font pas cas.
Tout le monde devrait envier ma catholicité incoinçable. C'est Vinoba qui m'a contaminé. À sa sortie de prison, Gandhi lui avait demandé quel avait été le fruit de sa méditation. Il avait répondu :
― N'appartenir à aucune institution, mais être au service de tous.
L'anecdote qui suit illustre bien cette pensée. Une vingtaine d'enfants arrivèrent dans ma grotte un beau jour, accompagnés de leurs éducateurs. Tout ce petit monde s'installa autour d'un plat rempli de gâteaux. Les biscuits s'avalaient, les langues se déliaient. Mon regard se posa sur un garçon resté tout seul en bas du rocher.
― Pourquoi ne monte-t-il pas, celui-là ? demandai-je aux moniteurs.
― Il est musulman. Ses parents lui ont interdit d'entrer dans un lieu chrétien, me répondirent-ils.
Je m'adressai au garçon sur un ton mi-suppliant, mi-impérieux :
― Tu viens d'un pays étranger, tu ressembles à un enfant qui tète sa nourrice, et en même temps la griffe. Tu vas monter, je vais te faire une bise et tu vas me la rendre... L'enfant est monté. Il est venu vers moi. Je n'ai pas eu le temps de me pencher vers lui qu'il me sautait au cou. Il a ensuite sauté sur les gâteaux, bien plus appétissants que moi.
Vinoba raconte encore que les autres détenus se plaignaient de n'obtenir que très peu de livres en prison, contrairement à lui. L'explication ? Le grand sage ne lisait que des livres de spiritualité, qui paraissaient inoffensifs. Il ajoutait avec malice :
― Si les gardiens avaient su que ce sont les livres les plus contestataires et les plus révolutionnaires qui soient, ils se seraient bien gardés de me les donner !
C'est ainsi que l'Éducation nationale se charge d'emplir les têtes des élèves de bla-bla pour en faire des toutous bien dociles.
Quand enseignera-t-elle aux enfants qu'ils appartiennent à l'humanité avant d'appartenir à une ethnie ? "Jai Jagat !", le cri de rassemblement de Vinoba, est encore trop prophétique. "Vive l'humanité !" sonne encore trop partisan. L'attachement à la race, sa sacralisation, a créé le racisme. Ce qui n'est guère pensable collectivement l'est individuellement. Tous les gens qui souffrent de racisme, c'est par attachement à la race. Je suis pour ma part breton, mais je n'ai aucune frustration quand j'entends dire du mal des Bretons. Je me réfugie dans mon appartenance à l'humanité. Ceux qui insultent l'humanité s'insultent eux-mêmes. Mettre un bémol à l'intérêt pour sa race n'est valable que si l'on se retrouve en une race supérieure : la race humaine. Rencontrant un beau jour un harki qui souffrait d'être harki, je lui dis :
― Cesse de dire que tu es harki. Contente-toi de souligner que tu es un fils d'homme.
Il me répondit :
― Oui, mais si je ne dis plus que je suis harki, je ne vais plus recevoir les subventions des harkis...
La tradition est sacrée. Il faut faire comme on a toujours fait. Une novice carmélite a dû changer de carmel car les vieilles sœurs ne supportaient pas qu'elle change les chaises de place en faisant le ménage... Mon catéchisme est encore loin d'être à la mode et le clergé me regarde comme jadis le sanhédrin regardait Jésus.
" Où me suis-je vu maudit ?
Entre Jésus et Gandhi."