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lundi 2 mars 2009

La Rémunération

Mon frère, alors qu’il était maire de notre village natal, prit une fois un congé de dix jours à ma grotte, en 1974. Il venait voir, disait-il, comment je vivais sans argent, sans travail, sans faire aucune course ni m’adonner à la mendicité. Le lendemain de son arrivée, il s’assied devant la grotte pour admirer le paysage qui, comme on le sait, est de plus de quatre étoiles.


Vers dix heures, voilà un couple qui monte, qui s’assied à son tour et qui cause. La dame commence par se plaindre de l’autoroute qui rogne le pied du Rocher, traverse le bord des paupières et pénètre de tout son bruit dans nos oreilles. De l’autoroute, la dame fait glisser ses plaintes sur la société de consommation, de là sur la politique et, pour n’oublier personne, sur la religion.


Je lui fais remarquer que l’autoroute est tout à fait innocente du crime dont elle l’accuse. Elle est bien incapable de faire du bruit toute seule mais que ce sont les voitures dessus et que les voitures n’en feraient pas non plus s’il n’y avait dedans un petit frère ou une petite sœur. Qui plus est, elle, cette dame, y était hier et y sera demain.


Pour la société, je lui donnai l’exemple du bon acteur qui joue sans décor. Plus l’artiste est un bon artiste, moins il fait cas du décor. Celui qui râle contre la société, c’est qu’il se prend pour un insecte épinglé sur le décor. Pour la politique, je lui dis qu’elle n’était pas obligée de monter sur la scène des guignols, mais qu’elle pouvait assister en se désopilant aux rôles pantominables qui y étaient joués.


Je poursuivais hardiment, comme un avocat éloquent, à infirmer le répertoire de la dame sur la religion, les sectes et le reste, car elle était intarissable. Et quand elle eut reçu son saoul, elle s’en retourna avec son mari. Mon frère, qui avait gardé le silence, me dit seulement : « Eh ben ! si c’est comme ça que tu reçois les gens ! Ce ne sont pas ceux-là qui vont t’apporter à manger ! »


Le lendemain matin, à la même heure, alors que mon frère digérait devant la grotte le jambon de son petit déjeuner qu’il avait apporté avec lui, voilà qu’arrive le mari de la dame, tout seul. Il montait en soufflant car au bout de ses bras pendaient deux sacs extrêmement lourds. Il les posa sur la table extérieure et, sortant un à un du sac, pains, gâteaux, fromages, lait, vin, fruits : « C’est à cause de ce que vous avez dit à ma femme hier. »


© Frère Antoine, « Une Bouffée d’ermite ».

mardi 24 février 2009

MOINE OU VOYOU ? [Enfance, II]

J'étais depuis toujours le contraire d'un enfant modèle. Espiègle, turbulent, facétieux, je pouvais aussi mentir et chaparder quand l'envie m'en prenait. En gros, j'étais une petite canaille tourbillonnant au milieu de sœurs sages comme des images. Je passais une grande partie de mon temps à fouiner dans les poubelles, à courser les cochons, à effrayer les poules ou les oies.


J'avais pourtant devant les yeux mon frère aîné, exemple vivant de ce que j'aurais dû être : sérieux, courageux, dur envers lui-même, mais, malheureusement pour moi, dur aussi avec les autres. Nous avions quinze ans d'écart. À vingt-trois ans, il dirigeait la ferme et la famille. La pension mit donc de la distance entre la tribu et moi. Je n'avais d'ailleurs pas eu mon mot à dire : entre prêtre et voyou, ma mère avait coché la case "prêtre" et m'avait inscrit au petit séminaire.


Je ne me souviens pas, du reste, m'être posé de grandes questions sur mon devenir. L'époque voulait qu'un fils prêtre soit un signe de prestige dans une famille. Le militaire était lui aussi assez prisé. Si nous avions été trois garçons, j'aurais peut-être fini colonel, qui sait ? Cette pensée est à vrai dire totalement absurde, étant donné mon peu d'enthousiasme pour la hiérarchie.


J'acceptai donc sans rechigner la volonté de ma mère, d'autant qu'un beau matin, alors que j'avais encore fait des miennes, maman me dit : — Nous allons chez le cordonnier ; il te faut de nouveaux brodequins, car, à partir de demain, tu travailleras aux champs. J'ai cru que le ciel me tombait sur la tête. Tout plutôt que travailler à la ferme ! La terre me rebutait, les animaux me dégoûtaient, je refusais du plus profond de moi ce travail salissant. C'est donc dans cette disposition d'esprit que j'entrais au collège de l'Immaculée Conception à Laval.


La classe de sixième me mit d'office dans le bain où j'allais patauger quelques années. Nous avions comme professeur un prêtre du diocèse nommé Saquet. Il portait extrêmement bien son nom, puisque son plus grand plaisir était de nous saquer. Je pense même qu'il était carrément sadique. Le visage revêche, les cheveux en brosse, il tenait plus du gardien de prison que de l'écclésiastique. Pour nous réprimander, il avait inventé un jeu : il passait derrière nous, attrapait nos porte-plume et les plantait dans notre cuir chevelu. Puis il passait, repassait, et à chaque fois les faisait osciller en leur donnant une chiquenaude. Persuadé à juste titre qu'aucun des élèves n'oserait se plaindre, ce prêtre déjanté jouissait tranquillement de son pauvre petit pouvoir. Je me suis dit plus tard que ces coups de plume sur ma tête devaient être prophétiques : ils annonçaient les prises de bec que j'aurais au long de ma vie avec le clergé fonctionnaire dont j'ai tant de fois dénoncé l'abus de pouvoir, et surtout le manque d'essentiel spirituel.


Je ne pouvais évidemment pas me rendre compte de quoi j'avais l'air avec mon porte-plume sur la tête, mais je voyais parfaitement celui de mon voisin oscillant sur la sienne comme un métronome. Ce fut sans doute le moyen que Dieu employa pour lui faire entrer la musique dans la tête... Car ce joli blond aux cheveux bouclés, René Batard, a été pendant trente ans l'administrateur des formations musicales, orchestre et chœur, à l'ORTF puis à Radio France... Transposer le négatif en positif est le travail de tout bon photographe — et devrait l'être de quiconque est bien éduqué spirituellement.


J'étais un élève médiocre, souvent même le dernier de la classe. En quatrième, j'offris un véritable feu d'artifice en écrivant un poème en hommage à mon village natal. Les professeurs, sidérés qu'une nullité comme moi ait pu accoucher d'un tel texte, l'envoyèrent au curé, fort surpris lui aussi. Peut-être même en trouverait-on encore trace dans les archives de la paroisse !... Fort de mon exploit, je voulus réitérer et composai "La Marseillaise des pions", qui visait directement un surveillant qui portait une jambe de bois, et un autre doté d'un pied bot. Je me souviens du refrain qui disait :


Aux armes, tous les pions

Armons-nous d'un crayon

Marquons, marquons

Et rossons dur

Tous ceux que nous pincerons !


Bien entendu, cela ne fit rire personne, mis à part mes copains. Je fus menacé d'exclusion et récoltai un zéro. D'un côté, j'en étais fier, car j'avais appris que les élèves de première l'avaient recopiée et se la repassaient. Je me voyais déjà figurer dans leurs cahiers, entre Victor Hugo et Lamartine. Mais, en même temps, la peur d'être renvoyé me tenaillait. Aussi, j'allai me confesser à un prof pince-sans-rire, le père Pouteau, et l'on passa l'éponge.


© Frère Antoine, « Le Paradis, c’est ici ! »