mercredi 18 février 2009

Comment arriva dans ma tête l’idée de la vie érémitique

Ce « coup d’ananda », qui est un des noms exotiques du Saint-Esprit de chez nous, pouvait être interprété comme un coup de trique sur mon ego. Il fut suivi de trois autres non moins efficaces, mais sans doute mieux encaissés « à cause que » j’avais bien pris le premier.


Une lettre m’annonça la mort accidentelle de mon meilleur ami, un juif. Sa mère accompagnait cette nouvelle d’une somme d’argent pour dire une messe. Je pensais éveiller une joie œcuménique en portant cette somme au maître des novices, car une mère juive demandant une messe à des chrétiens, c’était nouveau, semble-t-il. La réponse fut celle d’un docteur de la loi ancienne : « Le droit canon ne permet pas qu’on dise une messe pour un non-chrétien. » Ce fut bavant de rage que je me précipitai dans le bureau du père abbé. Celui-ci, qui planait à un étage au-dessus, répondit : « Il est probable que le concile Vatican II a éliminé ces vétustés, mais les nouveaux décrets n’ont pas encore paru. La messe sera dite à vos intentions et vous pourrez la servir... »


Une mienne sœur vint à mourir. Elle me devançait d’un an en âge. Elle m’avait suivi dans la vie monastique, à ma première entrée au Port-du-Salut, quand j’avais dix-huit ans, et elle était entrée au carmel de Moulins. J’étais alors comme son gourou. Nous nous écrivions souvent. Elle était devenue maîtresse des novices et avait formé six jeunes filles. Puis un cancer s’était déclaré, irréversible. À l’annonce de sa mort, je me souviens être entré dans la chambre de mon père spirituel, tout en larmes et la rage au cœur, lui criant : « Quelle injustice ! C’était une sainte... C’est moi, mécréant, qui aurais dû mourir à sa place ! »


Et en voici le troisième. Je me croyais un artiste. Après le concile, beaucoup de transformations devaient avoir lieu dans l’Église et je pensais qu’on utiliserait mes talents. Or, on s’adressa à une espèce (selon moi) de nigaud qui n’y entendait rien. Les deux premières manifestations d’indignation étaient honorables mais, là, je compris la honte qui s’ensuivrait si j’en manifestais la moindre. Toutes ces avanies, bien acceptées malgré tout, furent les bourreaux qui incinéraient le plus gros de mon ego, à moi de finir le travail.


Je me mis alors au service qu moine le plus insupportable du monastère. Personne ne voulait travailler avec lui tant il était mesquin et tatillon. Je pense que c’est moi qui eus le don de l’apprivoiser à la fin. Heureusement qu’il n’entendait pas le mantra¹ hindou de Ramdas qui me servait de carburant pour faire monter mon moteur au-dessus de ses récriminations... Quel chapitre j’aurais reçu !


Au bout de cinq ans de vie érémitique, j’appris par la chronique du monastère que ce moine était mort en odeur de sainteté. Ses cinq dernières années, il avait retourné contre son propre ego l’instrument acéré qu’il avait aiguisé et émoussé pendant vingt ans sur celui des autres. Mais quelle importance, du moment que tout est bien qui finit bien...


Ce travail intérieur monumental m’avait transformé. La lecture des livres de spiritualités cosmiques, l’ouverture panœcuménique qui en découlait et la béatitude qui en était le fruit récolté se manifestaient dans tout mon comportement. Les supérieurs constatèrent en plus que les rites ne m’apportaient plus rien, sinon un encombrement spirituel. Je passais tout mon temps libre dans un placard à balais. Je fus donc dispensé des offices. Une totale liberté d’action m’était donnée. Une confiance aussi totale m’était assurée. Si bien que tout ce qui avait été contrainte, obéissance, règle et obligation devenait aisance, spontanéité, harmonie. Je pensais que je pouvais vivre sans murs et sans frontières et l’idée de la vie érémitique entra dans ma tête.



  1. Mantra : répétition d’un des noms de Dieu ou d’une formule sacrée.


© Frère Antoine, « Une Bouffée d’ermite ».

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