vendredi 20 février 2009

L’Assiette au chat, I [Frère Antoine quitte le monastère]

En fait, l’idée de la vie érémitique était entrée dans la tête de beaucoup de moines après le concile Vatican II. La dissolution de la caste des convers et les changements et renouvellements avaient bouleversé les meubles extérieurs et ceux, transséculaires, vissés dans les casiers des cervelles monacales. Beaucoup même parmi les vieux moines trouvèrent une issue-fuite dans l’érémitisme. Cela n’était pas mon cas. Dégagé des préoccupations de tout ordre, mon mobile le plus sérieux était que si je devais toute ma vie vivre comme un ermite dans monastère de cénobites, je devais être capable de mettre le paquet et la vivre entièrement dans un endroit pour ça.


Or, cet endroit pour ça, je l’avais rencontré précédemment : une grotte du Rocher de Roquebrune, là où je suis présentement. J’y avais fait un court séjour en 1958 qui s’était avéré un échec, non parce qu’il y manquait quelque chose d’indispensable, mais parce que le bonhomme, lui, manquait du nécessaire, c’est-à-dire le minimum de vie intérieure, le sens de l’oraison, le goût de Dieu avec ou sans forme... tout ce que venait justement de me procurer le séjour dans le cagibi à balais...


Je chassai la pensée de la vie érémitique pour me conformer à celles de mon père spirituel et du père abbé qui ne voyaient là qu’une ruse de Satan pour me faire tomber dans ses pièges. Un jour, au réfectoire, je trouvai dans mon assiette un tableau des fameuses tentations de saint Antoine, délicate attention d’un de mes frères... Brrr !


J’y pensais sans y penser. Les circonstances me firent passer au monastère du Port-du-Salut et là j’eus beaucoup de commandes de sculptures. En accord avec le père abbé, je pouvais mettre de côté la moitié du bénéfice de leur vente au cas où, en définitive, il me serait donné de faire un essai. La somme grossit si bien que j’y voyais un signe du ciel. De retour à Bellefontaine, j’eus une entrevue avec l’abbé et le prieur qui me déconseillaient autant l’un que l’autre d’entreprendre un tel pari. Pour en finir avec mon obstination, ils me dirent : « Partez, mais si vous échouez, on ne vous promet pas de vous reprendre... » Je sentais qu’ils disaient cela pour m’effrayer car, au fond, ils m’aimaient et ne m’auraient pas fait ce coup-là. Je souris du coin des lèvres et répondis, narquois : « Mais le père abbé du Port-du-Salut, lui, m’a dit qu’il me recevrait à bras ouverts !... »


Je retournai sculpter au Port-du-Salut car, à Bellefontaine, sauf la porte du chapitre qui plaisait à tout le monde, les autres sculptures ne me semblaient pas bien accueillies. Je n’y mettais peut-être pas toute la bonne volonté que j’aurais dû. Par exemple, ce saint Benoît aux pieds de Bouddha ? Je l’avais redéniché, après une mystérieuse disparition, derrière le radiateur du scriptorium, couvert de toiles d’araignées.


La préparation matérielle fut rapide. Il n’était pas question d’emporter quoi que ce soit du monastère. J’allai du côté du bûcher où on jetait le bois destiné à la buanderie. Il y avait là un vieux coffre de diligence encore recouvert de parchemins écrits sur un côté. Je mis dedans mes outils de sculpture et affaires personnelles. Puis, ayant fait une métanie au chat qui mendiait sur les marches de la cuisine, je lui dérobai hâtivement son assiette. Ainsi, quand plus tard le père abbé vint me voir à ma grotte, je pus lui chanter:


Quand j’ai quitté le monastère

Pour venir vivre en mon repaire

Je n’ai pas fait de frais d’achat

J’ai emporté l’assiette au chat


Lorsque le père abbé visite

Son énergumène d’ermite

Il ne perd pas son abbatiat

En mangeant dans l’assiette au chat


Comme lui et ses réguliers

N’ont pas droit aux congés payés

On m’a délégué pour eux sur

Un coin de la Côte d’azur


C’est ainsi par procuration

Qu’ils goûtent la jubilation

Dans laquelle nage l’ermite

Exempté de règle et de rite.


© Frère Antoine, « Une Bouffée d’ermite ».

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