vendredi 20 février 2009

L’Assiette au chat, II [mini-théologie de Frère Antoine]

Pendant que j’élargissais ma religion au point de n’en voir qu’une, ma foi au point de n’en voir qu’une, mes dévotions au point de les réduire à l’unique Mère divine universelle, mon église au point de ne plus voir qu’une cathédrale cosmique aux multiples chapelles, une démarche presque opposée s’opérait dans le ciboulot du prieur de l’époque — lequel, nourri au biberon et à la petite cuiller de la tradition chrétienne exclusive, se bloqua soudain sur les pères des cinq premiers siècles du christianisme, pour tout faire partir de là. Il perdait la foi dans l’infaillibilité pontificale et se dirigeait vers un nouveau baptême dans la petite crique du mont Athos. Pendant ce temps, je découvrais au contact des sages de l’Inde la valeur fondamentale de l’infaillibilité du pape, non plus en matière doctrinale, ce qui, pour eux, n’était pas primordial¹, mais du point de vue pédagogique. « Comment, me répondaient ces vraies lumières, un chrétien peut-il progresser spirituellement si sa foi dans son satguru² n’est pas infaillible?»


Magnificat ! Grandifie, ô mon âme, le Seigneur... Ce qui est arrivé à Marie historique d’une manière personnelle, m’arrivait aussi personnel d’une autre manière. Le dieu qu’on lui avait enseigné être propriété privée d’une religion, d’une caste sacerdotale, d’un tout petit monde, devenait tout à coup, en prenant chair en elle, l’événement numéro un sans lequel rien d’autre n’avait de sens et avec qui tout en prenait un. Il devenait tout en elle. Il était tout encore sans elle. Une mère enceinte n’a pas besoin de se concentrer sur le bout de son nez pour penser à son locataire. Ce petit dieu local, mosaïque, judaïque, n’était qu’une facette de ce qu’elle en comprenait maintenant : le Fiat avait accouché du Magnificat. Le Fiat, c’est-à-dire le retrait de son ego, avait catastrophé son dieu fétiche. Le Magnificat Le révélait comme étant le Soi de tout homme, puisque le sien. L’anéantissement de soi est la révélation de la multidimensionnalité de LUI.


Petite, on l’avait élevée, dit-on, dans le Temple. À présent, elle était elle-même le Temple. Se tourner dans une direction pour entrer en contact avec Lui, assister au culte, tourner autour de l’autel, n’avait plus de sens. Elle était l’autel. Elle ressemblait aux athées qui n’adorent plus rien dehors, qui disent qu’ils ont perdu la foi, parce qu’elle avait la certitude.


Aussi le disait-on des premiers chrétiens. Et voilà la catastrophe qui m’attendait. Catastrophe consécutive à mes coups de trique, coups d’ananda-Fiat. Chaque fermeture d’un livre de la vie d’un saint non-chrétien était accompagnée d’une claque solennelle : « Tout ce que j’ai dans ma religion, il l’a dans la sienne. La sainteté de Ramakrishna, de Ramdas, de Gandhi est un fruit que tout le monde peut cueillir. Vous les reconnaîtrez à leurs fruits... » L’inanité des démarches d’évangélisation m’apparaissait évidente et, en même temps, il m’apparaissait aussi que sans elles cette découverte n’aurait pas été. « Vous récolterez ce que d’autres ont semé.»


Les premiers chrétiens passaient pour des athées. Leur modèle, la Mère, n’avait-elle pas embarqué dans son cotillon tout le trésor du Temple de Jérusalem, infiniment plus et mieux que Nabuchodonosor ? Ce transfert se manifestait par une extraordinaire ferveur, ce qui entraîna dans la conversion beaucoup de prêtres grecs, romains, druides — ces derniers, raconte-t-on, sans effusion de sang. Il n’y avait que les noms qui changeaient. Mais, avec le temps, la ferveur baisse et, quand la ferveur baisse, les rites accourent à la rescousse. S’appuyant sur saint Paul, les prêtres devenus chrétiens firent de Jésus un grand prêtre, les évêques un archevêque et le pape se déclara son premier vicaire. Alors tout recommença comme avant. On sortit des placards toutes les brandilloires liturgiques et les processions dinosauriennes reprirent leurs traînées mouvantes dans le sable de la tradition jusqu’à Vatican II. Ce dernier traqua et fit la chasse à ce paléanthrope qui s’est réfugié dans l’église de Saint-Nicolas-du-Chardonnet, à Paris, comme la tarasque à l’auberge de jeunesse de Tarascon (avis aux touristes).


Il fallait donc me préparer à entendre, par-derrière mon rocher, les voix de la caste sacerdotale et des moines sacerdotalisés disant : « Il ne pratique plus, comme tous les gens qui reviennent de l’Inde, il a perdu la foi dans la différence spécifique de sa religion, l’eucharistie. »


Moi de répondre : « Qu’est-ce que cette pratique ? L’assistance, devant une iconostase peinte ou vivante, à une cérémonie qui commémore la pratique d’un autre?

Non ! répondent-ils, ce n’est pas seulement une commémoration, ni une simple assistance, c’est un vrai sacrifice.

Bravo ! réponds-je, si vous le vivez vraiment, je le crois aussi, mais ce sacrifice ou don de soi peut être vécu sans assistance, surtout dans le cas de l’ermite. Saint Antoine, si on lit bien sa vie, n’a assisté à la messe qu’une fois et son biographe, Mgr Athanase, ajoute qu’il sortit de l’église après avoir entendu cette parole du célébrant : ‘Va... vends tout ce que tu as, donne-le aux pauvres, puis viens et suis-moi.’»


Il n’est dit nulle part ailleurs qu’il y remit les pieds. On le retrouve plus souvent dans les tombeaux et les temples païens plus ou moins en ruine de l’Égypte.


1. Dans l’église cathoromaine, en ce qui concerne le but qui est la sanctification des âmes, la primauté de la pureté doctrinale a été aussi abandonnée, au moins tacitement depuis Vatican II. Le nombre considérable de livres, depuis Le Pèlerin russe, émanant de milieux schismatiques et même hérétiques, ne se compte plus dans les monastères bénédictins ou cisterciens.

2. Satguru : littéralement, « gourou suprême ».


© Frère Antoine, « Une Bouffée d’ermite ».

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire