samedi 14 février 2009

Le Coup d’ananda¹

J’étais depuis un an au noviciat de l’abbaye de Bellefontaine quand l’idée me vint d’envoyer pour le premier de l’an une carte de vœux à M. Chaveau, directeur de la PEBEO², qui avait été pour moi un mécène à l’époque où j’étais artiste sculpteur. J’avais écrit cette simple phrase sur la carte : «Si en tout homme il y a un cochon qui dort, en tout cochon il y a un dieu qui sommeille.»


Je ne connaissais M. Chaveau que comme critique d’art et anti-religieux. Je ne savais pas qu’il cachait derrière cela une spiritualité. Sa réponse, inattendue, fut une caisse d’une douzaine de livres, dont tous ceux de Jean Herbert aux éditions du Lotus d’Or et les premiers d’Arnaud Desjardins.


Or, à cette époque, Arnaud Desjardins venait assez souvent au monastère. Il était un ami du père abbé, Dom Emmanuel. Il arriva presque en même temps que la caisse de livres et on m’accorda un quart d’heure d’entretien pour lui demander par où commencer. Le quart d’heure dura deux heures et je faillis me faire tirer les oreilles. Tous ces livres de spiritualité orientale n’étaient pas des mieux accueillis dans un monastère chrétien. Le danger de faire rêver les moines autour des «pouvoirs» ou de les amuser à tirer au flanc à la pensée des réincarnations était une bonne raison pour les déposer à «l’enfer», un quartier de la bibliothèque dont l’accès, s’il n’était pas interdit, devait être précédé d’une permission expresse.


Le cadeau étant personnel, il était difficile qu’on me le retire. Le miracle fut que non seulement on ne me le retira point, mais qu’on se rendit compte que ce genre de lecture amplifiait et consolidait ma vie spirituelle. Mon sens du service en fut décuplé, ce qui apportait un surcroît de bon point, car les frères avec qui je travaillais étaient éclaboussés par mon dévouement. Ma grande joie venait de ce que ces livres m’apportaient la certitude que tout ce qu’il y avait de sublime dans ma religion et mon monachisme se trouvait dans les autres religions et monachismes et que c’était le degré de ferveur et non l’appartenance à un système qui donnait accès au sublime-essentiel contenu en germe dans tous les systèmes. Le travail que je faisais auparavant avec dégoût se remplissait de charme. J’étais alors le premier balayeur du monastère et toute ma vie de frère consistait à circuler dans les cloîtres avec un énorme aspirateur. J’entendais parfois les religieux chuchoter en me rencontrant : «Tiens, frère Antoine et son disciple!» Un ras-le-bol arriva vers cette époque, annonciateur d’une dépression. J’emportai au dortoir le balai et je couchai avec, comme s’il avait été une belle fille. Je voulais vaincre ma répugnance. Au milieu de la nuit, j’éclatai de rire en pensant à l’embarras des saints moines si je venais à mourir et qu’on me trouve avec le balai dans les bras. Toujours est-il que le procédé fut efficace. Je me réveillai amoureux du balai et du balayage. Ce fut une grande victoire et un surcroît de joie. C’est à cela que faisait allusion la Mère de l’ashram de Shri Aurobindo, quand elle disait de frère Antoine qu’il avait reçu dans son monastère un «coup d’ananda».


  1. Ananda : béatitude, en sanscrit.
  2. PEBEO : fabrique de couleurs pour artistes peintres.

© Frère Antoine, « Une Bouffée d’ermite ».

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