vendredi 27 février 2009

POUR UNE AMOURETTE [adolescence, I]

J'avais environ quinze ans quand je tombai amoureux d'une jeune fille de mon village. Elle s'appelait Gabrielle. Elle était blonde, je la trouvais sublime. Nous nous croisions, nous échangions des regards sans oser nous parler. Au bout d'un certain temps, je décidai de prendre les choses en main. En faisant copain-copain avec son cousin, j'espérais faire connaissance avec la belle. Le stratagème réussit, et les études nous réunirent. Gabrielle n'était pas brillante en français ; je proposai de lui donner des cours. C'était la première fois que j'étais amoureux, et assez malin pour penser que je ne lui étais pas indifférent. Elle venait à la maison en compagnie de deux autres jeunes filles. Un jour que j'essayais de glisser discrètement un mot à ma dulcinée, les deux chipies s'écrièrent d'un ton moqueur : « Vous êtes un peu trop jeunes pour fréquenter ! » Et l'histoire fit le tour du village.


Cela ne nous empêcha pas de nous promener à vélo à travers champs. Nos tête-à-tête étaient on ne peut plus chastes. On parlait peu, on se souriait, on s'aimait. Je ne rêvais pas de faire l'amour avec elle ; jouir de sa présence me suffisait. Nous nous retrouvions chaque dimanche à la messe. Je n'avais d'yeux que pour elle, elle n'avait d'yeux que pour moi. Un jour que nous étions seuls à la maison, mon frère arriva. À sa vue, Gabrielle prit peur et se sauva. Le sang de mon aîné ne fit qu'un tour : une fille dans la vie d'un garçon qui s'apprêtait à devenir prêtre, c'était le diable qui était entré dans la maison !



Les vacances terminées, je repris le chemin du collège. Peu de temps après, le curé de mon village vint trouver mon confesseur. Il le mit au courant des rumeurs circulant sur mon compte. Contre toute attente, mon confesseur le rassura en lui expliquant qu'il n'y avait, à mon âge, rien de mal à vivre une amourette. Les téléphones portables n'existant pas encore, nous échangions des lettres codées pour éviter la censure. J'écrivais Gabriel au masculin, elle signait de la même façon. Elle demanda un jour à me rencontrer. Pour cela, il me fallait sortir du collège. Je répondis de façon anodine, mais en pointant discrètement certaines lettres. C'était là notre code. Il suffisait ensuite de reformer les mots avec les bonnes lettres. Je lui avais répondu : "Casse tes lunettes", ce qui signifiait : "Va chez l'opticien". Elle s'y rendit, malheureusement flanquée de sa grand-mère. Autant dire que la rencontre fut assez frustrante. Nous avons continué de nous écrire. Mais déjà, chez moi, l'idée du monastère avait fait son chemin.


Notre histoire, qui avait presque duré un an, se termina assez peu glorieusement, j'en conviens, d'autant que j'en fus le seul responsable. Je remarquai un jour que Gabrielle avait de vilaines dents. Je ressentis alors une sorte de dégoût physique. Cela me chagrina. Je découvris comme un choc le côté éphémère de la vie et des choses. Et je pris conscience qu'un jour ou l'autre il me faudrait me détourner de l'aspect superficiel et matériel de ce monde. Gabrielle sortit de mon esprit et je n'eus plus qu'un objectif : entrer au monastère. J'ai revu mon amour de jeunesse vingt ans après, lors d'un retour au village. Elle s'était mariée, avait eu sept enfants. Finalement elle s'était très bien débrouillée sans moi. Elle n'avait même pas gardé une dent — toujours des plus vilaines — contre moi.



© Frère Antoine, « Le Paradis, c’est ici ! »

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